Question de Michel B. :
Chalom Rav Scemama,
Dans les discours toraïques, on a l’habitude de vanter les acquis spirituels aux dépens de la richesse, car elle nous détourne du vrai but de la vie qui est le ‘Olam Haba (le monde futur). Pourtant, on voit bien dans la Torah que nos patriarches avaient beaucoup de biens, et que des Sages de l’époque ancienne, comme Rabbi Yéhouda Hanassi, étaient immensément riches. Pouvez-vous nous faire le point sur ce sujet, en nous précisant s’il y aurait un problème quelconque d’après la Torah de chercher à s’enrichir ?
Réponse du Rav Daniel Scemama :
Chalom Michel,
Afin de bien cerner le problème sous tous ses angles, nous allons commencer par la Halakha (la loi).
Il n’y a aucune source nous indiquant qu’il serait interdit de chercher à s’enrichir, à la seule condition que les moyens employés pour parvenir à ce but soient permis. C’est pourquoi on devra faire attention à l’interdiction de voler, tromper, prêter serment en vain, faire du commerce avec des aliments dont il n’est pas permis de tirer profit, de ne pas transgresser les lois de Ribit (prêts avec intérêts), et évidemment respecter le Chabbath et les jours fériés, etc.
Si ce souci est respecté, il nous reste à s’intéresser à la dimension morale de la richesse.
Nos Sages considèrent l’opulence et la pauvreté comme sources d’épreuves. En effet, de la même façon que le manque de subsistance peut amener l’homme à se révolter, l’acquisition de beaucoup de biens réveille l’orgueil qui nous détourne de D.ieu. De plus, il est marqué dans les Pirké Avot (4, 10) « Efforce-toi de réduire tes occupations (de commerce) afin de pouvoir t’investir dans l’étude de la Torah », « Plus on possède de biens, plus on augmente ses soucis ; plus on étudie la Torah, plus on allonge sa vie. » (2,7)
D’un autre coté, la richesse peut être un moyen de faire du bien. En effet, un riche peut, grâce à son argent et son pouvoir, aider ses frères financièrement et politiquement, car il est un personnage respectable et influent. On relèvera dans l’histoire juive le cas du philanthrope Moses Montefiore qui durant toute sa vie a aidé les communautés juives, surtout celles résidant en Erets Israël. Inutile de préciser qu’au niveau de la Tsédaka, le riche peut énormément soulager les indigents dans leur souci de subsistance. En réalité, la richesse en soi n’est pas un problème, et tout dépend de ce que l’on en fait. Grâce à cet avantage on peut aider son prochain, comme aussi fermer son cœur et s’éloigner de nos devoirs envers lui.
Le Talmud rapporte que la richesse ne dépend pas du choix du métier, ni même des capacités, mais essentiellement du Mazal (Mo’ed Katan 28a). Nos Sages rapportent qu’un grand maître du Talmud accordait de l’honneur aux personnes fortunées, car l’Éternel les a Lui-même honorées en leur octroyant réussite dans leurs affaires. On raconte aussi que le grand commentateur, le Ibn ‘Ezra, était très pauvre et faisait dépendre sa situation de sa destinée, conscient que, quelle que soit son activité, il resterait un indigent. Le ‘Hafets ‘Haïm allait même plus loin, et jugeait avec indulgence les paresseux qui travaillaient peu et avaient des difficultés à finir leur fin de mois : « D.ieu a décidé que leur destin est de vivre pauvrement, c’est pourquoi Il a insufflé dans leur caractère une tendance à la paresse. » Malgré tout, nous avons l’obligation de nous conduire selon les règles de Dérekh Erets, et de nous affairer afin d’assurer la subsistance. Dans le même esprit, un père se doit d’apprendre à son fils un métier (Kidouchine 29a), afin qu’il n’en arrive pas à voler.
Après ces introductions, on peut revenir sur votre remarque : il est certain que nos patriarches avaient bien d’autres aspirations que de devenir riches. D’ailleurs, Ya’acov Avinou s’est marié sans posséder le moindre bien et a dû travailler sept ans chez Lavan afin de pouvoir se marier avec sa fille. Ce n’est que bien plus tard qu’il verra la bénédiction dans son labeur. L’Éternel, dans Sa Sagesse, a donné à nos patriarches la prospérité, de même qu’Il leur a aussi octroyé force, intelligence et prestance, car ceux qui donneront naissance au peuple élu se devaient d’être des personnages respectables et majestueux.
En ce qui concerne Rabbi Yéhouda Hanassi, comme son nom l’indique, il était un prince : il dirigeait le peuple d’Israël et le représentait auprès des nations. Ce titre honorifique lui revenait par héritage puisqu’il descendait d’une famille de princes qui, de génération en génération, se voyaient attribuer cette fonction. C’est pourquoi ces grands personnages étaient fortunés car c’est pour l’honneur d’Israël que leurs dirigeants vivent avec noblesse. Dans le même esprit, nos Sages nous rapportent que si le Cohen Gadol était pauvre, ses frères se chargeaient de l’enrichir afin qu’il soit une personne respectable, car il représente la plus haute fonction dans le service du Temple. Cette attitude, qui tient sa source de la Torah, sera reprise tout au long de l’Histoire et se perpétue même à notre époque, où certains grands Admourim vivent dans de vastes demeures et se déplacent dans des voitures de grand luxe, financées par leur disciples qui tiennent à honorer leurs dirigeants spirituels. Le Talmud rapporte qu’avant sa mort, Rabbi Yéhouda leva ses mains vers le ciel, témoignant que malgré sa richesse, il n’avait jamais profité de ce monde ; et qu’en réalité, le luxe dans lequel il vivait n’était nécessaire que pour l’honneur du Klal Israël et non pour le sien. C’est dans cet esprit qu’il faut juger ce même phénomène chez certains des dirigeants spirituels actuels.
Je terminerais par ce récit du Talmud (Ta’anit 25a) rapportant le cas d’un grand Sage qui souffrait du manque de subsistance. Une fois, dans un rêve, il se retrouva devant D.ieu et Lui demanda de lui accorder une meilleure Parnassa, ce à quoi l’Éternel répondit : « Veux-tu que Je bouleverse toute la Création pour cela ?! » Dans cette réponse se trouve la clé qui permet de saisir un tant soit peu les desseins de D.ieu : toute l’humanité avec toutes ses composantes participe à un énorme édifice d’une grande complexité qui permet de faire progresser le monde. Parfois, pour changer le destin d’un individu, il est nécessaire de tout remanier ! La sagesse, c’est d’accepter avec humilité son lot, sachant que nous sommes entre de bonnes mains, et parallèlement se tourner vers le Ciel en Lui demandant ce qui semble être bien pour notre intérêt.