Il y a de longues années, ma famille habitait le second étage d’une maison de deux logements. Le propriétaire détenait l’usage exclusif de l’allée d’accès pour sa voiture, de sorte que mon épouse et moi-même garions nos voitures dans la rue. Dans la maison mitoyenne, une veuve âgée résidait, qui possédait une maison individuelle ; elle se garait toujours dans sa propre allée. (Cet arrangement paraissait bien simple, n’est-ce pas ?)
Un jour, au retour du travail, mon épouse et moi-même vîmes la voiture de notre voisine garée devant notre maison. C’était étrange, car son allée était vide - pourquoi avait-elle choisi de se garer devant notre maison et de marcher davantage pour arriver à sa porte ? La rue ne nous appartient pas et ce n’était pas notre affaire, donc nous nous garâmes dans la rue en face. Rien de grave.
Notre voisine continua à se garer devant notre maison pendant une semaine, ce qui était étrange, mais complètement sa prérogative. A la fin de la semaine, notre voisine, frustrée, frappa à la porte. Elle voulait nous parler de choses assez banales et s’était donc garée devant notre maison en espérant qu’à notre retour du travail, en voyant sa voiture, nous irions frapper à sa porte pour lui demander de la déplacer. Elle avait du mal à croire qu’au bout d’une semaine, nous n’étions toujours pas venus nous plaindre.
En réalité, cela ne nous était pas venu à l’idée. Pour notre voisine, en revanche, c’était une réaction naturelle et il était tout bonnement impensable de se conduire différemment.
Cette inaptitude à comprendre que d’autres voient et agissent différemment est un état normal (mais pas universel) de la condition humaine qui peut conduire à de nombreux conflits. Pensez par exemple à l’épisode où le roi David envoya un contingent pour exprimer ses condoléances au roi ‘Hanoun d’Amnon dans Chemouël II, 10. ‘Hanoun refusa d’accepter le fait que les visiteurs n’étaient pas des espions, convaincu que s’il envoyait des visiteurs dans un autre pays, c’étaient incontestablement des espions. De même, pourquoi le roi Chaoul ne pouvait-il se défaire de l’idée que David ne cherchait pas à l’usurper de son trône ? Car il s’imaginait probablement comment il agirait s’il se trouvait à sa place. (Chaoul était un roi vertueux, mais imparfait. C’est l’un des personnages les plus complexes des Prophètes).
Chacun d’entre nous a tendance à considérer les affaires sociales, politiques et religieuses sous un certain angle. Nous prenons souvent pour acquis qu’une perspective sur un sujet donné est tellement évidente que tout le monde doit le percevoir de la même manière. Lorsqu’un autre individu a invariablement une autre manière de voir les choses, nous lui attribuons toutes sortes de motivations : il est stupide, il est mauvais, haïssable, il est hypocrite. Il est païen. Il est vrai que certains sont stupides, mauvais, haïssables, hypocrites et/ou païens, ce n’est pas pour autant la conséquence automatique d’une opinion différente.
Et nous avons tendance à juger autrui, souvent hâtivement et durement. Je n’aime pas le candidat pour qui tu as voté, donc je mets un frein à notre amitié, car tu dois être un ennemi, ou peut-être que tu ne soutiens pas réellement Israël. Je n’apprécie pas le fait que tu mettes une clé dans ton pain ou ce que tu portes sur la tête, donc je ne veux pas que mes enfants jouent avec les tiens, car tu es certainement un fanatique ou un hérétique. Si tu n’es pas d’accord avec moi, il y a certainement quelque chose de trouble chez toi !
Il existe un adage connu sur le fait de ne pas juger autrui avant d’avoir métaphoriquement « marché deux kilomètres dans ses chaussures. » Si je ne m’abuse, cette phrase est extraite d’un poème de 1895 de Mary Torrans Lathrap, inspiré par la souffrance des Amérindiens :
Marchez juste un mile dans ses mocassins
avant d’exagérer, de critiquer et d’accuser.
Même pour une heure, vous pouvez trouver un moyen
de voir avec son regard plutôt qu’avec votre propre point de vue
Je pense que vous serez surpris de voir
que vous avez été aveugle et mesquin, même méchant.
Si vous êtes un lecteur régulier de mes textes, vous ne serez pas surpris d’apprendre que nos Sages ont exprimé cette idée il y a des milliers d’années. Ce texte est assez connu, car il figure dans le Pirké Avot, le traité de la Michna qui traite un vaste spectre de sujets éthiques. Dans Avot 2 :4, Hillel dit :
« Ne te sépare pas de la communauté. Ne te fais pas confiance jusqu’au jour de ta mort. Ne juge personne avant de te retrouver dans sa situation. »
J’ai cité tout le passage, pas seulement la phrase en soi, pour des raisons que nous allons découvrir.
Pour « Ne juge personne avant de te retrouver dans sa situation », le Barténoura énonce clairement notre compréhension élémentaire de ce dicton : « Si vous voyez un homme échouer à un test, ne le jugez pas mal avant de subir un test comparable et de le réussir. » Un autre commentateur, le Maguen Avot, fait la lumière sur cette idée.
Le Maguen Avot considère que ces trois idées de Hillel sont interdépendantes. Par exemple, le fait de ne pas se faire confiance jusqu’au jour de la mort dépend de l’idée de ne pas se séparer de la communauté : en effet, les communautés ont des systèmes de soutien, alors que ceux qui choisissent l’indépendance risquent davantage de céder à leurs désirs.
De la même façon, l’idée de ne pas juger les autres avant de se retrouver dans leur situation est liée au fait de ne pas se faire confiance jusqu’au jour de la mort, comme il l’explique :
« Si vous voyez un individu trébucher lorsqu’il subit une épreuve ou accède à un poste de pouvoir, ne le jugez pas coupable …L’idée de ne pas juger consiste à attendre d’arriver à la fin de votre vie et si vous êtes testé ou nommé à un poste tel qu’il l’a été, vous parvenez à ne pas trébucher… »
Le Maguen Avot cite ensuite un Midrach qui relie divers récits bibliques ; après que le roi Chlomo a construit le Beth Hamikdach, il s’est mis au lit avec les clés du Temple sous son oreiller afin de pouvoir se lever tôt pour les sacrifices quotidiens. L’épouse de Chlomo plaça un baldaquin au-dessus de son lit, donnant l’impression que le matin était encore la nuit, ce qui en conséquence, le fit dormir plus qu’il ne voulait. Yérovam rassembla alors un contingent de sa tribu d’Efraïm ; ils se rendirent au palais pour critiquer le roi pour cette erreur. A ce moment-là, une voix céleste proclama que Yérovam - qui critiquait Chlomo pour son erreur unique d’avoir offert un sacrifice en retard - serait destiné à empêcher intentionnellement de nombreux sacrifices d’être apportés. (Yérovam, en devenant roi des Dix Tribus, placerait deux idoles aux deux extrémités du pays pour empêcher ses sujets de se rendre au Temple, mettant en place une chaîne d’événements qui conduisirent de façon ultime à l’exil national.) Chlomo a certes commis une erreur ; il aurait dû se montrer plus diligent. Mais lorsque Yéravam fut aux prises avec un défi, il échoua largement plus que Chlomo. Il n’était aucunement en position de juger.
Agissons-nous de la même manière ? Accusons-nous les autres pour des accidents ? Des faiblesses ? Des erreurs de jugement ? Qu’est-ce qui nous fait penser que nous sommes mieux ?
Le même principe s’applique lorsque nous nous demandons comment quelqu’un peut soutenir untel candidat, une telle politique, un organisme untel, une philosophie…Nous sommes tous différents. Nous avons tous été éduqués différemment et vécu des expériences différentes, et aucun d’entre nous ne peut prédire ce que nous serions devenus si nous avions été élevés comme x ou y.
Nous ne sommes pas obligés d’être d’accord avec les positions de tout le monde ni de tolérer les actions de tout le monde. Nous avons le droit - et sommes même encouragés - à discuter, à débattre et à exprimer un avis différent. Ce qui nous est défendu, c’est de juger autrui, car cela présuppose que je suis mieux que lui, ou vice versa. Et qui sait ? Si nous faisons un effort, un petit effort, nous parviendrons peut-être à nous comprendre.
Ce qui pourrait s’avérer assez positif…
Rabbi Jack Abramowitz