Certains hommes ont fait l’Histoire. Napoléon Bonaparte est de ceux-là. Stratège de génie (on enseigne jusqu'à aujourd'hui ses tactiques de guerre dans les écoles militaires du monde entier), homme de pouvoir ultra-ambitieux mais aussi visionnaire, il apportera sur les terres conquises dans le sillon de ses victoires sa vision “éclairée” du monde, prônant l’égalité entre les hommes.

Mais si Bonaparte a fait l'Histoire, un juif qui l'a côtoyé, pieux et craignant profondément D.ieu, a quant à lui écrit une page édifiante de l'Histoire juive. Avec une intelligence rare et une finesse de stratégie pas moins impressionnante que celle de l'Empereur, Rav David Joseph Sintzheim siégea à la tête du Grand Sanhédrin que Napoléon érigea en 1806, en parvenant à rester parfaitement fidèle à la loi mosaïque et à ses convictions religieuses.  

Qui est cet homme déterminé et fascinant, et comment parvient-il à recevoir à la fois les hommages de Bonaparte et ceux des plus grands Rabbanim de l'époque ? 

C'est ce que nous allons essayer de comprendre.

Evincer les juifs de la charte de l’égalité des peuples

La haine du Juif n'a pas besoin de raison. Mais le fait que les juifs prêtaient à intérêt fut souvent le prétexte qui enflammait cette haine. 

Deux raisons ont acculé les juifs à pratiquer cette activité : la première est que le choix de professions leur étant permises était très réduit. Un Ben Israël ne pouvait être ni artisan, ni agriculteur, ni bien sûr propriétaire. Il ne lui restait que quelques possibilités pour gagner sa vie : colporteur, aubergiste, tavernier et bien sûr prêteur à intérêt (qu'on a vite généralisé au terme péjoratif d'usurier, qui veut dire appliquer un taux d'intérêt excessif). La deuxième raison est que le canon du catéchisme interdit de prêter à intérêt à un frère chrétien mais permet d'emprunter avec intérêt à quiconque ne l'est pas. C'est donc tout naturellement vers les juifs que les Gentils se tourneront pour leurs emprunts. 

On sait le ressentiment du débiteur envers son créancier et quand en plus il s’agit de juifs, on peut imaginer à quel point l’antisémitisme était attisé, caricaturant en couleurs suggestives l’Hébreu avide, malicieux, s’enrichissant sur le compte des pauvres Gentils.   

 

C’est sur cette toile de fond, alors que Napoléon est fraîchement nommé Empereur, qu’une délégation d’ennemis d’Israël se présente à Bonaparte pour lui demander d’exclure les juifs de la charte d’égalité entre les peuples, prétextant que leurs activités viles d’usure ne peuvent qu’entacher l’union des peuples. 

Napoléon était enclin à annuler l’autorisation du prêt à intérêt, mais d’un autre côté, il ne voulait pas entrer dans l’Histoire comme celui qui aurait brimé le peuple d’Israël. Les historiens débattent beaucoup sur le ressenti de Bonaparte envers les juifs et des citations lui sont prêtées qui ne laissent aucun doute sur son appréciation du peuple élu:  “Les Juifs sont un peuple méchant, lâche et cruel” ou "On doit leur interdire le commerce parce qu'ils en abusent, comme on interdit à un orfèvre son état lorsqu'il fait du faux or"...

Pourtant, jeune général, il ouvre les ghettos de Venise, Rome, Vérone, Padoue et Ancone lors de ses campagnes d’Italie, et affranchit les Juifs du port de bonnets jaunes et de brassards portant une étoile de David. 

Mais aux yeux des historiens, c’est davantage sa conception de la liberté qui le guide que sa sympathie pour le peuple élu. Ce qui est sûr, c’est qu’il voulait un contrôle sur ce qu’il se passait au sein des communautés. 

Il proposa que des personnalités du monde juif se réunissent et répondent à des questions fondamentales permettant de juger si la communauté juive serait apte à se conformer à une constitution civile. Le prêt à intérêt étant un des sujets débattus. Et en effet, en l’année 1804, se réunirent 111 citoyens de confession juive de tous les États conquis par Napoléon. 

On soumit à cette Assemblée des Notables 12 questions-clefs, qui allaient tester en quelque sorte la fidélité du juif à la France, sur des points de litiges où judaïsme et civilité pourraient entrer en collision. 

12 questions pièges

Les questions sont pièges, et c’est ici qu’il fallait qu’intervienne un stratège hautement qualifié et doté d’une crainte du Ciel pour naviguer adroitement entre les devoirs civils du citoyen juif et ses devoirs religieux. Voici quelques unes des questions :

- Un juif peut-il avoir deux femmes ?

- Est-ce qu’un divorce religieux - Guèt - peut être appliqué par des autorités rabbiniques même si les autorités françaises ne l’ont pas validé civilement ? 

- Les mariages mixtes entre juifs et non-juifs sont-ils permis ? (On sait que Napoléon voulait diluer les Juifs dans la nation française par le biais de ces mariages. Question piège par excellence...)

- Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont-ils des étrangers ?

- Les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l'obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d'obéir aux lois et de suivre les dispositions du Code civil ? Etc., etc. 

C’est ici qu’intervient le génie de Rav David Yossef Sintzheim, à l’époque Rav de Strasbourg, qui était à la tête de la délégation orthodoxe et réussit à trouver la voie médiane, rédigeant des réponses qui, tout en étant acceptables pour Napoléon, ne contrediraient à aucun moment la Loi Juive.

Slalom intelligent...

Les réponses sont rédigées avec génie et subtilité. Sur la question de la bigamie dans la religion juive, le Rav Sintzheim rapporte immédiatement le décret de Rabbénou Guerchom qui interdit formellement le mariage avec deux femmes depuis le 11ème siècle. 

Sur le sujet du divorce, une réponse claire signale que chaque Guèt aurait besoin d’une validation gouvernementale. Ainsi, habilement, on conserve tout son poids au divorce juif, tout en y ajoutant une obligation de validation devant les autorités françaises. Le Rav aiguise l’obligation de fidélité à la France, terre patrie ou d’accueil des juifs. 

Sur l'usure, il interdit formellement des prises d’intérêt exagérées et disproportionnées. 

Sur le mariage mixte, point litigieux où on attendait de pied ferme la réponse - l’Empereur désirait assimiler les Juifs par ce biais -, la réponse postule simplement qu’un mariage entre juif et chrétien contracté conformément au code civil sera valable civilement, c'est-à-dire qu’un mariage civil reste civil, et en aucun cas n’a de validité religieuse !!! 

Un anniversaire qui tombe à pic…

Les réponses furent satisfaisantes pour l’Empereur. Mais il désira faire en sorte que toute la communauté juive soit soumise à ces décisions. C’est ainsi que l’idée de former un Grand Sanhédrin, reprenant le terme hébreu antique, composé de 71 sages, comme à l'époque du Temple, mûrit dans l’esprit de Bonaparte. Bien sûr, Napoléon choisit les hommes qui y siégeraient selon ses inclinaisons et intérêts personnels, et non pour leur crainte du Ciel.

L’anniversaire de Bonaparte était tombé pendant les audiences de l’Assemblée des Notables et les membres avaient invité l’Empereur à participer à une fête en son honneur à la Grande Synagogue de Paris. Des hommes prirent la parole lors de l'événement, mais c’est le discours de Rav David Yossef, enflammé, véridique, rehaussé de sa rhétorique impeccable, qui toucha le cœur de l’Empereur. Lorsqu’il fallut élire l’homme qui serait à la tête du Sanhédrin, c’est bien évidemment à lui que Bonaparte pensa immédiatement. La première séance du Sanhédrin eut lieu le 9 février 1807. C’est en tenant un Sefer Torah et en prières que Rav David Yossef Sintzheim ouvrit la séance. 


Dans le discours d’ouverture, s'il sut remercier avec effusion Napoléon, c’est sur la fidélité à Torat Israël, aux préceptes de notre Loi et à son engagement de ne pas en bouger d’un millimètre, qu’il mit l’accent. 

Pour conclure ce survol dans les salons de l’Empire, rapportons les paroles du ‘Hatam Sofer, qui lors de l’oraison funèbre du Rav Sintzheim, décédé à l'âge de 76 ans, décrivit ainsi cette personnalité hors du commun :

“Bien qu'à Paris, il eut été très proche des autorités politiques (à savoir Napoléon et ses ministres), il ne s’est jamais laissé séduire par eux. Il ne leur a cédé une parcelle, que pour en gagner le double. Il s’est maintenu dans son intégrité et son arôme ne s’est jamais altéré.

Quelle sublime définition de ce qu’est un dirigeant et un décisionnaire du ‘Am Israël. Probité, intégrité, souci constant du bien de sa communauté.  

Que son souvenir soit source de bénédiction.