Les premiers chapitres de Béréchit sont très riches en enseignements sur la signification que revêt le vêtement ; leur étude en profondeur nous montrerait que celui-ci fait partie intégrante du développement intellectuel et spirituel de l’homme.
Pour faire bref, rappelons seulement qu’à la fin du deuxième chapitre de Béréchit, la Torah évoque la création de ’Hava, en précisant qu’elle et Adam n’éprouvaient aucune honte face à leur nudité : "Or ils étaient tous deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient aucune honte." (Béréchit 2, 25).
Avant la consommation par Adam et 'Hava du fruit défendu, du fruit de la connaissance du Bien et du Mal, ils ne ressentaient pas le besoin de s’habiller. Le vêtement n’existait pas. Cette constatation peut être choquante pour nous qui vivons dans une société où les vêtements occupent une place si importante. Et pourtant, avant la faute, l’habit était complètement superflu…
Le fruit défendu
Cette inutilité du vêtement est confirmée par les versets qui suivent. Les feuilles de figuier dont se recouvrent Adam et 'Hava sont la conséquence directe de la catastrophe qui marqua les débuts de l’histoire de l’humanité :
"Elle cueillit de son fruit et en mangea, puis elle en donna aussi à son époux et il en mangea. Leurs yeux à tous deux se dessillèrent et ils surent qu’ils étaient nus ; ils cousirent alors ensemble des feuilles de figuier, et s’en firent des pagnes" (Béréchit 3, 6).
Le vêtement est perçu dans ce chapitre comme un moyen permettant de pallier un sentiment nouveau apparu chez l’homme après la faute : la honte de sa propre nudité.
Comment la transgression du commandement concernant le fruit défendu est-elle à l’origine du sentiment de honte de la nudité qui apparaît chez l’homme, et pourquoi ce sentiment est-il à l’origine de l’apparition du premier vêtement ?
Avant tout, remarquons que si ce premier habit est la création des hommes, le second est confectionné par D.ieu Lui-même : "L’Éternel D.ieu fit pour l’homme et pour sa femme des tuniques de peau et les en vêtit" (Béréchit 3, 22). Ceci prouve que la nécessité de couvrir sa nudité après la faute n’est pas uniquement un caprice de l’être humain qui, ne supportant plus la vision de sa nudité, décide de se couvrir. La Torah nous apprend dans ce texte que la nécessité de se couvrir après la faute a été dictée par D.ieu Lui-même.
Mais reste à comprendre pourquoi l’exigence spirituelle de se vêtir n’a eu cours qu’après la faute.
La relativité du Bien et du Mal
La consommation du fruit défendu a fait perdre à Adam sa capacité de distinction entre le Vrai et le Faux. La vérité disparaît au profit d’une conception subjective des valeurs, relative au comportement et aux aspirations de chacun. La conscience n’est plus régie par une tension entre le Vrai et le Faux mais par deux pôles distincts appelés respectivement le Bien et le Mal, chacun correspondant à une évaluation personnelle de ce qui est bon et de ce qui est mal.
Cette nouvelle échelle de valeurs falsifie la Vérité absolue, car elle permet chaque fois que l’on veut dissimuler une faute d’inventer un nouveau système supposé meilleur qui la justifie, et la rend honorable et louable.
La faute a engendré un nouveau système de valeurs. Quel est-il ?
Avant la faute, 'Hava observe le fruit et le trouve "bon comme nourriture.., attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence." (Béréchit 3, 6).
La faute d’Adam et 'Hava a été de vouloir satisfaire uniquement leurs sens corporels. Le fruit était bon comme nourriture, attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence – toutefois il était interdit à la consommation par D.ieu et n’avait aucune fonction dans le cadre réservé à l’accomplissement de la perfection ultime de l’homme.
La conséquence de cette faute est évidente : ‘Hava justifie cette action et crée un nouveau système dans lequel le Bien est le plaisir corporel, et le Mal, tout ce qui peut contrarier son obtention. Le monde dans lequel nous vivons est défini par ce système établi par Adam et 'Hava lors de la consommation du fruit défendu. La Torah a pour objet de montrer le chemin permettant de retrouver le système de valeurs originel. Son étude permet d’accéder à la définition du Vrai et du Faux et quitter un niveau de conscience régi par le Bien et le Mal.
Le Rambam (Guide des Égarés, 1ère partie, chap. 2) est très explicite à ce propos : "Mais lorsque, désobéissant, il pencha vers ses désirs imaginaires et vers les plaisirs corporels de ses sens, comme il est dit : ‘Que l’arbre était bon pour en manger et qu’il était un plaisir pour les yeux’, il fut puni par la privation de cette compréhension intellectuelle..." Et, ayant obtenu la connaissance des opinions probables, l’être humain fut absorbé par ce qu’il devait trouver laid ou beau.
La faute a fait perdre à l’homme la compréhension intellectuelle particulière dont il était doté, à savoir celle qui lui permettait de connaître le Vrai et le Faux, pour lui faire acquérir la connaissance des "opinions probables" qui sont l’expression de ce qu’il trouve laid ou beau, c’est-à-dire bien ou mal.
Le rôle du vêtement après la faute
L’étude des versets qui suivent la faute d’Adam et ‘Hava montre que la transgression du commandement de D.ieu a eu une conséquence double. Adam a dorénavant aussi honte de sa nudité.
Lorsque que D.ieu demande à Adam, qui s’était caché parmi les arbres du jardin, "Où es-tu ?", Rachi explique que D.ieu savait évidemment où le trouver ; Il ne lui posa cette question que pour entamer la discussion sur un sujet autre que la faute elle-même, afin de ne pas surprendre Adam et de lui laisser la possibilité de se justifier en exposant librement et sereinement tous les arguments qu’il pourrait utiliser pour sa défense. Or Adam répond : "J’ai entendu Ta voix dans le jardin ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché." (Béréchit 3, 10).
Dans ce verset, il est clair qu’Adam a peur d’affronter la Présence de D.ieu. Mais pourquoi dit-il "parce que je suis nu" ? En effet, au moment où il parle, il n’est plus nu, il s’est déjà confectionné un pagne à partir de feuilles de figuier (Béréchit 3, 7). De plus, la réponse de D.ieu semble confirmer les propos d’Adam : "Qui t’a dit que tu étais nu ?" (Béréchit 3, 11), que Rachi lit : "D’où te vient cette connaissance qu’il y a honte à être nu ?"
Le dialogue entre D.ieu et Adam après la faute est centré sur la question du sentiment de honte face à la nudité, ce qui entraîne chez Adam la crainte de se tenir devant D.ieu.
Mais pourquoi la honte de la nudité entraîne inéluctablement la crainte de se tenir devant Hachem ? Tout comme la joie, la tristesse, la mélancolie, etc., la honte est une des modalités de la nature de l’être humain, elle est innée !
Quels que soient les cas particuliers, on peut définir la honte comme l’état dans lequel un individu se trouve lorsqu’il se sent, d’une façon ou d’une autre, en porte-à-faux avec l’échelle de valeurs qui définit ce que sont pour lui le Bien et le Mal ; ce sentiment de honte exprimant le fait qu’il ne peut supporter la situation dans laquelle il se trouve.
Adam a donc peur de rencontrer D.ieu dès qu’il se rend compte qu’il a honte de sa nudité, et qu’il prend conscience que quelques instants auparavant, il était nu et n’en éprouvait aucune honte. Il ressent alors soudain que cette différence dans l’expression de ses propres sentiments est la preuve que son système de valeurs a changé, qui n’est plus celui que D.ieu lui a donné lors de sa création. La honte qu’il ressent s’il ne s’habille pas est la preuve qu’il a perdu le discernement entre le Vrai et le Faux. Adam a donc peur de rencontrer D.ieu, car il sait de la façon la plus certaine que son système de valeur a complètement changé, qu’il a fauté et qu’il fautera de nouveau… (Cf. Béréchit Rabba 3, 12)
Avant la faute, Adam et ‘Hava vivaient en fonction du Vrai et Faux, leur nudité n’était à ce moment rien de plus qu’un élément parmi d’autres qui composaient la nature de leur être. Ce nouveau système dans lequel ils se trouvent désormais laisse une place dans la conscience de l’être au système originel. Si bien qu’après la faute, l’individu se trouve dans une situation complexe où son monde est à la fois régi par la recherche de sa propre satisfaction personnelle, mais en même temps l’aspect spirituel de sa nature ne disparaît jamais complètement. Dans une telle situation, l’homme ne supporte plus la vision de sa nudité, elle lui rappelle constamment son corps, et par voie de conséquence sa faute.
Des tuniques de lumière
L’homme a honte de sa nudité parce qu’elle lui rappelle que son rapport à la matière l’éloigne de sa nature spirituelle. Être nu est pour lui contradictoire avec son état d’être humain tel qu’il le définit. Certes, la satisfaction qu’il tire de ce monde est pour lui le premier objectif à atteindre, mais, au fond de lui, l’homme ne peut l’accepter complètement, il ne peut pas se laisser aller à abandonner son existence à n’être que celle d’un corps dépourvu de toute spiritualité.
Adam et ‘Hava n’ont pas confectionné leur habit dans une optique de repentance, au contraire : le premier vêtement devait permettre à l’homme de se maintenir dans son erreur. En cachant sa nudité, l’homme va chercher à faire disparaître à l’aide d’accessoires l’aspect biologique du corps pour le vivre sur le mode de son intelligence donnant libre cours à la recherche des plaisirs. Et lorsque l’habit met en valeur le corps, sans toutefois le montrer entièrement, il contribue alors insidieusement au maintien de l’erreur originelle au lieu de la réparer. Inversement, seul un habit qui permet réellement d’oublier le corps peut autoriser l’intellect à évoluer librement et ainsi à retrouver le secret du sens de l’existence, celui que connaissait Adam avant la faute.
En vérité, la démarche de chaque individu se révèle à travers l’importance qu’il accorde à son vêtement et la raison pour laquelle il choisit celui-là plutôt qu’un autre. Si les habits visent uniquement à mettre le corps en valeur, ils ne répondent plus à une exigence de pudeur puisqu’au contraire, ils nous permettent de nous donner bonne conscience, et tout en cachant la nudité, de valoriser à outrance ce que le vêtement est censé dissimuler. À l’opposé, un vêtement qui ne cherche pas à mettre en valeur le corps permet à celui qui le porte de vivre uniquement sous l’emprise de son intelligence. Étant seulement préoccupé par des considérations spécifiques à l’être humain, une telle personne peut exister librement sans être influencée par des considérations d’ordre matériel ni être soumise à des contraintes corporelles ou sociales ni aux effets de mode.
C’est là le sens qu’il faut donner au Midrach qui interprète le verset "L’Éternel D.ieu fit pour l’homme et pour sa femme des tuniques de peau, et les en vêtit." (Béréchit 3, 21). Rabbi Méir disait : "Ne dis pas que D.ieu leur a confectionné des tuniques de peau [en hébreu ’Or avec la lettre ’Ayin] mais des tuniques de lumière [Or – avec la lettre Alef]."
L’habit doit être une source de lumière, il doit éclairer l’homme en lui montrant le chemin de l’intelligence.
Une parabole du Rabbi de Vizhnitz résume cette idée :
"Un roi condamna un jour un ministre qui l’avait trahi à porter au nez des chaînes en fer jusqu’à la fin de ses jours. Celles-ci devaient marquer à jamais le souvenir de sa trahison. Lorsque le ministre mourut, ses petits-enfants, qui n’étaient pas encore nés lors de sa condamnation et qui ne connaissaient pas la signification de ces chaînes, décidèrent d’en porter eux aussi en souvenir de leur aïeul. Ils se confectionnèrent ainsi des chaînes en or et se les firent poser au nez. Un ancien le remarqua et leur dit un jour : ‘Sots que vous êtes ! Votre action ne fait que perpétuer le souvenir de la faute commise par votre père !’"
Habit et trahison
Les circonstances au cours desquelles la Torah parle du premier vêtement sont connues : après la faute d’Adam et ’Hava, lorsqu’ils ont mangé du fruit de la connaissance du Bien et du Mal, que leurs yeux se sont dessillés et qu’ils ont pris conscience de leur nudité, D.ieu leur a confectionné un vêtement, les Koutnot ’Or (les tuniques de peau), afin de les couvrir.
Le Sforno explique qu’avant la faute, Adam et ’Hava n’avaient pas honte de leur nudité car tous leurs actes avaient pour objet l’exécution de la Volonté divine, y compris les actes les plus matériels. Après la faute, ils peuvent intellectuellement comprendre encore les éléments qui relèvent du Bien, pour les distinguer de ceux qui sont issus du Mal, mais l’attirance vers le matériel fait dorénavant partie intégrante de tous leurs actes et pensées.
La matérialité qui, soulignons-le, n’a jamais été considérée négativement dans l’optique juive, n’était plus un moyen de s’élever, mais devient alors un but en soi. Leur nudité n’est plus que l’expression d’un dénuement, celui de la matière sans spiritualité et le vêtement vient alors cacher ce handicap. Le premier habit, masquant une réalité, vient en quelque sorte la trahir.
C’est pourquoi, en hébreu, le vêtement se dit Bégued, un mot qui a la même racine que le verbe "trahir" (Boguèd). Parce que couvrir sa nudité n’est pas tant un rite culpabilisateur visant à rappeler la faute, qu’une nécessité matérielle face à une situation nouvelle, permettant de continuer à œuvrer dans le sens d’une construction spirituelle.
Les habits des prêtres
Inversement, la Torah décrit longuement la confection des habits des prêtres, et explique pourquoi on y attache tant d’importance : "Et tu feras des vêtements saints pour Aharon ton frère pour l’honneur et la majesté. Tu parleras à tous ceux qui possèdent la sagesse du cœur que J’ai emplis de sagesse et ils feront les vêtements d’Aharon pour le sanctifier, afin qu’il soit prêtre pour Moi" (Chémot 28, 2-3). Rachi explique : "Pour l’introniser à Mon service à l’aide des vêtements". Ce qu’on appelle une "investiture" au sens propre du terme.
Nous voyons ici une règle qui peut s’appliquer à toutes les modes à venir. Du fait que l’endossement d’un habit va influencer, fût-ce malgré nous, notre comportement, il convient de choisir ce dernier avec intelligence, voire avec "sagesse du cœur". On décidera si le but visé est l’honneur et la majesté, ou bien une démonstration de superficialité et de laisser-aller.
Mieux, l’habit, rendu nécessaire au départ par la faute, finit par se transformer en un vecteur de perfectionnement spirituel. Ainsi, le Cohen effectuait-il son service au Temple nu-pieds, vêtu des quatre – ou huit habits pour le Cohen Gadol (Michna Yoma 7, 5), qui constituent autant de niveaux relationnels au monde extérieur.
Le traité talmudique ‘Erkhin (16a) est à cet égard formel : "Rabbi ‘Anéni Bar Chim’on enseigne : ‘Tout comme les sacrifices apportent l’expiation des fautes, de même les vêtements du Cohen réparent les fautes. La tunique (Kétonèt) expie le meurtre, comme il est dit : ‘Ils trempèrent la tunique dans le sang’ (Béréchit 37, 31). Le pantalon (Mikhnassaïm), la dépravation des mœurs, comme il est dit : ‘Fais-leur des pantalons de toile afin de couvrir la nudité de la chair’ (Chémot 28, 42). La tiare (Mitsnéfèt), l’orgueil ; ainsi que l’a enseigné Rabbi ‘Hanina quand il a dit : ‘Que vienne ce qui est haut pour pardonner l’action hautaine’. L’écharpe (Avnèt) apporte l’expiation des pensées impures qui viennent du cœur (Hirhour Halev), puisqu’en effet c’est là qu’elle était attachée. Le pectoral (‘Hochen), les mauvais jugements, comme il est dit : ‘Tu feras le pectoral de jugement’ (Chémot 28, 15). L’éfod, la faute d’idolâtrie, ainsi qu’il est écrit : ‘Sans Efod, ni pénates’ (Hochéa’ 3, 4). Le manteau (Mé’il), la médisance ; le Saint béni soit-Il a affirmé en effet : ‘Que vienne ce qui est sonore [sur l’ourlet du manteau étaient cousues 72 clochettes d’or ainsi que 72 grenades d’or, une entre chaque clochette, Ndlr.] et qu’il apporte l’expiation de cette action effectuée avec la voix’. La plaque (Tsits), l’arrogance ; il est en effet ici écrit : ‘Elle sera sur le front d’Aharon’ (Chémot 28, 38), et il est écrit autre part : ‘Tu avais le front d’une femme légère’ (Yirméyahou, 3, 3)’".
Ce qui nous invite à comprendre qu’il ne suffit pas de se construire un édifice moral personnel, de se bâtir un monde intérieur, aussi créatif soit-il. L’extérieur est une dimension qui a aussi son existence et ses exigences.
Habit et vérité
Il existe une erreur répandue, qui consiste à croire que le Émet, la vérité, oblige à ne rien cacher de ce que l’on est : "Je suis comme je suis, pourquoi faire semblant ?" Or la vérité n’est pas la réalité. Accepter sa médiocrité, aller jusqu’à l’exprimer par des habits de punk, ce n’est pas suivre le Émet... Le Émet est avant tout un idéal à atteindre alors que la réalité n’est que l’état où l’on se trouve aujourd’hui.
Le Émet doit toujours nous préoccuper et motiver nos actions, voire nous déranger. Notre comportement en général, et en particulier notre manière de nous vêtir, doivent exprimer l’aspiration à un "être", idéal aujourd’hui, réel demain. Et cette aspiration n’est pas tout-à-fait un leurre. En effet, si l’homme se distingue de l’animal par son libre-arbitre, l’essentiel de son humanité se trouve donc concentré dans ses choix, et par là, dans ses aspirations. Descartes disait "Je pense, donc je suis". Nous dirions plutôt : "Je suis ce que je pense".
N’oublions pas que tous nos comportements sont des conditions nécessaires mais non suffisantes à notre perfectionnement. La ’Avodat Hachem (le service divin) ne se contente pas de gestes vides, de commandements exécutés par habitude. L’essentiel de nos efforts pour servir le Créateur doit se concentrer sur la construction d’une intériorité, d’une sensibilité, d’une créativité toute entière tournée vers D.ieu. Et c’est l’étude approfondie de la Torah, la prière, l’exécution minutieuse des commandements accompagnés d’une introspection, une remise en cause permanente de soi, qui construisent et structurent le Juif — mais il est clair que le travail de l’âme doit s’exprimer aussi par un travail du corps. L’homme, créé à partir de la terre et dans le corps duquel D.ieu a insufflé une âme, doit, dans tous ses mouvements, faire participer à la fois son âme et son corps.
L’habit juif
Il y a la loi et il y a la tradition. La loi juive veut qu’en l’absence de coutume interne à la communauté juive, rien n’empêche le Juif de s’habiller comme les autres habitants du pays. Mais il existe aussi certaines traditions typiquement juives, comme nous allons le voir.
L’ancien Yichouv
Dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, la question de la "bonne tradition juive" en matière vestimentaire s’est posée dans toute son acuité à Jérusalem. L’affaire a pour décor le vieux Yichouv hiérosolymitain, alors qu’un nouveau groupe juif commence à s’installer dans la ville sainte. Bien sûr, ces jeunes Ba’houré Yéchiva émanant des grandes institutions lituaniennes comme Slabodka ou Mir, puis de ’Hévron, n’étaient pas moins orthodoxes que les gens du vieux Yichouv ; mais leurs mœurs étaient fort différentes : ils se mariaient souvent entre trente et quarante ans et se rasaient généralement la barbe (en général, à l’aide d’une crème dépilatoire nommée Mich’i). Ne parlons pas de l’absence de Péot ni des habits à la dernière mode !
Tout cela fut très mal accepté par les hiérosolymites. Jusqu’alors, la communauté juive locale était très unie. Installés dans la ville sainte pour vivre dans la prière et l’étude, souvent sur leurs vieux jours, ces Juifs avaient tous, dès leur arrivée à Jérusalem, admis les traditions locales et adopté les habits portés par les Juifs de la ville.
Les choses commencèrent donc à changer au début de la nouvelle époque inaugurée par le mandat britannique sur Erets Israël : les nouveaux arrivants défrayèrent la chronique et conservèrent leurs vêtements d’inspiration européenne. Le fait que les représentants des Yéchivot lituaniennes se soient conduits ainsi amena de nombreux auteurs à exprimer leur mécontentement par écrit et à apporter les arguments les plus divers en faveur des habits Yérouchalmi traditionnels.
L’un d’entre eux est le Rav Yicha’yahou Acher Zélig Margoliot, l’une des personnalités rabbiniques de l’époque. Farouche défenseur de l’habit traditionnel de Jérusalem, il reconnaît pourtant qu’il n’est destiné qu’aux Talmidé ’Hakhamim.
Les critères
À travers l’exposé du Rav Margoliot, certains critères précis apparaissent. Ils sont d’ailleurs communs à la plupart des habits traditionnels des Juifs ashkénazes, toutes ’Hassidouyot confondues, même si certaines de ces indications sont aussi valables pour les traditions vestimentaires séfarades.
La Kippa : cette antique coutume est justifiée par une Guémara (Chabbath 156b), expliquant qu’il est important de se couvrir la tête afin d’éprouver la crainte du Ciel. Notre auteur rapporte ainsi que la Kippa est appelée Yarmoulké en yiddish, ce qui viendrait de l’expression Yirat Malka, la "crainte du Roi" — selon d’autres sources, Yirat Makom, la crainte de l’Omniprésent.
Des vêtements longs : la plupart des habits traditionnels juifs, tant ashkénazes que séfarades, sont longs et descendent au moins jusqu’aux genoux. En voici la source, selon notre auteur : la Guémara (Chabbath 113a) précise en effet qu’une personne qui n’a pas d’habits spéciaux pour Chabbath n’a qu’à laisser descendre plus bas ses habits de semaine — ce qui prouve bien cette tradition de porter les habits longs, au moins ce jour-là de la semaine.
Notre auteur rappelle par ailleurs que l’habit donné par Ya’akov à Yossef s’appelait Ketonèt Passim, ce qui signifierait un "vêtement qui va jusqu’à la main", c’est-à-dire un vêtement long.
La droite sur la gauche : la plupart des vêtements d’hommes, selon la mode européenne, se ferment en rabattant le côté gauche sur le côté droit (le contraire étant valable pour les habits de femmes). La gauche symbolisant dans la Kabbale la rigueur, et la droite la pitié, l’habitude était, à Jérusalem, de faire attention à ce que tous les vêtements, même les chemises, soient conçus pour se rabattre de la droite sur la gauche, symbolisant la prééminence de l’attribut de ’Héssed.
Les habits de Chabbath : à vrai dire, l’habitude semble avoir changé même à Jérusalem, car le Rav Margoliot rapporte comme étant une tradition évidente et bien ancrée que les habits du Chabbath étaient blancs, ce qui n’est quasiment plus le cas aujourd’hui. Parmi les hiérosolymites qui maintiennent les habits traditionnels, on porte surtout en général un habit zébré d’or et de bleu. En ce qui concerne le port d’habits noirs le Chabbath, le Yé’arot Dvach de Rabbi Yonathan Eibeshütz (qui fut notamment Rav à Metz), rapporte qu’à son époque déjà, de nombreuses personnes avaient l’habitude d’en porter.
Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître par rapport à la mode actuelle des milieux orthodoxes, il cite de nombreuses sources, en particulier le Arizal, prouvant que les habits noirs sont des habits de deuil ; il cite aussi une Guémara qui prouverait que des habits de cette couleur sont spécifiques aux Ismaélites (Kiddouchin 72a et dans Rachi).
Les habits de nos ancêtres
Nos ancêtres avaient eux aussi des habits spécifiques : Rabbi Yehochoua’ de Belz l’apprend de l’épisode de la visite d’Eli’ézer chez Lavan. D’emblée, il offre des bijoux et des habits pour Rivka — mais des habits de quelle taille ? Cette personnalité en déduit qu’il ne s’agissait que d’un modèle de vêtement pour Rivka qui, de la sorte, saurait comment préparer de nouveaux habits, conformes à la tradition de la famille dans laquelle elle allait pénétrer…
Plus encore le Rav Margoliot rapporte une source présentant que les habits traditionnels d’Erets Israël portés en Erets Israël sont comme ceux d'Avraham Avinou en personne. Mais quoi qu’il en soit, aussi importante soit-elle au plan halakhique et même au niveau historique, cette thèse du Rav Margoliot demande tout de même à être étayée : on admet généralement en effet que les habits spécifiques aux habitants de Jérusalem auraient été empruntés aux Séfarades qui habitaient dans la ville avant eux, afin de pouvoir déjouer un interdit de séjour lancé par les Turcs contre les Ashkénazes…
Dossier Kountrass revisité par Torah-Box