J’ai 31 ans, je suis marié et père de quatre enfants adorables. Je commencerai mon histoire au milieu :
J’avais 16 ans, j’étais un jeune homme introverti, presque sans amis. J’étais entouré d’élèves à la Yéchiva, je ne me disputais avec personne, mais d’un autre côté, je ne me sentais pas lié à eux. Il me semblait que rien n’avançait dans ma vie. Je n’étais pas intégré, aucun sujet ne me passionnait, et pour la plupart des élèves autour de moi, j’étais transparent.
Puis, un jour, la colonie de la Yéchiva eut lieu.
* * *
J’étais alors en deuxième année. Certaines Yéchivot - dont la mienne - organisent des colonies pendant les congés estivaux. Nous sommes arrivés à destination jeudi après-midi. C’était un genre de petit complexe avec des chambres à louer réservées par la Yéchiva. Les chambres étaient confortables, avec une vue magnifique, et il manquait une seule chose.
Un cuisinier.
La Yéchiva avait choisi un cuisinier, et s’était engagée à acheter tous les ingrédients à fournir au cuisinier qui aurait tout pris en charge ; les courses arrivèrent, mais, en revanche, le cuisinier ne se présenta pas.
Nous avons réussi plus ou moins à nous en sortir avec des omelettes et des salades préparées par nos soins pour la fin de semaine, et nous espérions que le cuisiner allait arriver pour Chabbath.
Vendredi. Les heures passèrent, et tout le monde pensa que le cuisiner était déjà affairé aux préparatifs des repas du Chabbath. Soudain, quelqu’un se rappela qu’il fallait vérifier si le cuisiner était arrivé.
Eh bien non, il n’était pas là…
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Nous avons passé des coups de téléphone, avons tenté notre chance ici et là, et à 14 heures, il s’avéra qu’il y avait des tonnes de viande, de poulet, de poisson, de légumes, d’accompagnements, d’épices, des ingrédients pour les entrées et les desserts, mais personne n’était là pour cuisiner.
Le personnel de la Yéchiva était très tendu. Après des consultations internes, on nous rassembla dans la salle à manger et on nous annonça : « Nous nous sommes consultés et sommes parvenus à la conclusion qu’un Chabbath sans nourriture n’est pas un Chabbath. Nous sommes obligés de commander des autobus et de vous renvoyer à la maison. Annoncez simplement à vos parents que vous rentrez, pour qu’ils s’organisent en fonction. »
Il y avait de l’orage dans l’air. De nombreux élèves protestèrent en expliquant que leurs parents étaient partis en vacances et qu’ils n’avaient pas où passer le Chabbath, une partie d’entre eux s’arrangea avec des amis pour séjourner chez eux, mais un grand nombre d’entre eux n’avait pas où aller. L’équipe enseignante, impuissante, délibéra à nouveau, et finalement, le Machguia’h s’adressa à nous : « Que proposez-vous ? ».
Un silence tendu s’installa, et alors - je ne sais pas comment je réussis à rassembler mon courage - je déclarai : « Kvod Harav, je crois pouvoir faire la cuisine pour Chabbath. »
« Quoi ?? »
Tout le monde me regarda comme si j’étais tombé de la lune. « Tu pourrais cuisiner le Chabbath… », répéta le Machguia’h d’un ton qui indiquait que je n’étais pas apte à cuisiner un Chabbath.
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« Oui, répondis-je, j’en suis capable.
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Mais où as-tu appris à cuisiner ? »
Je me tus un instant, puis repris : « Je n’ai pas appris, mais… je sais », répondis-je, cette fois-ci avec une assurance qui m’étonna moi-même. Ils me regardèrent et quelque chose dans mon assurance les convainquit.
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« Ok, répondit le Machguia’h. De quoi as-tu besoin ?
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J’ai besoin de cinq élèves pour m’aider à éplucher des légumes et pour d’autres tâches que je leur indiquerai.
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Qui se porte volontaire ? », demanda le Machguia’h.
Cinq élèves se proposèrent.
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Je reçus les clés de la cuisine et des pièces froides, et cinq garçons me suivirent.
J’entrai dans la chambre froide, et je sortis tous les produits qui s’y trouvaient.
Je rassemblai les cinq garçons. « Maintenant, on épluche les légumes », leur annonçai-je.
Nous commençâmes à éplucher avec des couteaux, car nous n’avions pas d’éplucheur sur place. Cela nous prit environ une demi-heure, pendant laquelle nous parlâmes de la colonie. Pour la première fois de ma vie, ils me parlèrent de manière naturelle, peut-être parce qu’ils savaient qu’ils « travaillaient avec moi ».
Je pris les légumes destinés à la soupe et à la cuisson du poulet, et je montrai à deux élèves comment couper les légumes comme les courgettes, les oignons, les carottes et les pommes de terre.
Je demandai à deux autres garçons de préparer une salade, en leur indiquant comment couper finement ces légumes.
Je demandai au cinquième garçon de me suivre.
Je lui montrai comment trier le riz et les haricots pour la Dafina, et, pendant ce temps, je versai de l’huile dans deux casseroles, et commençai à faire frire des oignons.
La cuisine était en ébullition, je jonglais entre la cuisson du poisson, de la soupe, et de la Dafina, tout le monde était ébahi, on me complimentait et on me demandait : « Comment sais-tu tout ça ? »
Je leur demandai de placer une casserole d’eau bouillante pour la cuisson de la viande. Je plaçai une autre marmite sur le feu, et, en parallèle, je demandai une autorisation pour acheter d’autres ingrédients. J’envoyai un élève de mon cours acheter des tablettes de chocolat noir et de la crème Parvé. Pendant ce temps, je battis des œufs et ajoutai les haricots dans la Dafina.
L’équipe de la Yéchiva vint me rendre visite. Nous n’avions pas vraiment le temps de discuter avec eux, ils se mirent de côté et observèrent en silence, ils virent comment nous fonctionnions comme une équipe, et comment moi, avec une grande assurance, dirigeais le tout avec brio. Aujourd’hui, des années plus tard, j’ai compris quelle surprise c’était pour tout le monde de voir un élève silencieux et discret se conduire comme un chef inné.
* * *
Une heure s’écoula, et tous les plats étaient sur le feu, à un stade avancé de cuisson. Je pris une autre casserole, et demandai qu’on me la remplisse d’œufs. « C’est pour demain, pour une salade d’œufs avec des oignons. » Je préparai ensuite du foie haché que je plaçai au frigo.
À 17 heures, j’appelai deux autres élèves de mon cours à qui je demandai de préparer la table de Chabbath.
Ensuite, nous préparâmes le plat de poisson. Je leur montrai comment disposer le poisson dans l’assiette avec des légumes et des tranches de citron. Je plaçai un peu de sauce à l’ail sur l’assiette.
Ils s’inspirèrent de mon exemple et m’imitèrent. Ce plat avait l’air particulièrement raffiné.
Ensuite, nous plaçâmes les salades dans de la belle vaisselle, et, à partir de là, les choses s’enchaînèrent facilement. Le poulet et la soupe étaient déjà prêts, le poisson était disposé dans les assiettes, et le moment était venu de préparer le dessert.
Je préparai un gâteau au chocolat chaud fourré à la crème. Les garçons qui me secondaient ne cessaient de s’émerveiller, sans omettre de goûter. Ils répétaient sans cesse : « Quelle surprise, il y en aura pour tout le monde ! », et nous décidâmes de n’autoriser personne à entrer dans la cuisine, pour garder la surprise.
En un instant, nous partagions un secret.
* * *
À partir de ce moment-là, j’ai reçu des compliments que je n’avais jamais reçus de toute ma vie.
Tout le monde s’émerveilla de l’arrangement des tables, des serviettes en papier, des salades (achetées, mais lorsqu’on les sort des boîtes et on les dispose dans de beaux ustensiles, on a le sentiment qu’elles sont faites maison…).
Le moment de servir le poisson était arrivé.
Il m’est difficile d’expliquer ce qui eut lieu à ce moment-là. Les élèves osaient à peine se servir, car le poisson était disposé aussi joliment que dans les plus belles salles de fête. Ils me le firent remarquer, et ensuite, ils en goûtèrent et chacun d’entre eux vint me féliciter sur le goût du plat et m’en demander une nouvelle portion.
Les femmes de l’équipe me présentèrent également des compliments, jusqu’à ce que je rougisse.
Une fois le poisson consommé, on passa aux plats suivants. Dans la cuisine, un élève du cours de troisième année me souffla : « Ils ne sont pas au courant du dessert, ils n’en croiront pas leurs yeux, tu verras ! »
Il me jeta un regard admiratif. On ne m’avait jamais observé ainsi. En vérité, je n’avais jamais reçu de regard admiratif de toute ma vie.
Le dessert était tellement exceptionnel, tant au niveau de la présentation que du goût, que les compliments affluèrent.
Le Roch Yéchiva se leva et prit la parole, et tout son Dvar Torah tourna autour de l’idée qu’il est interdit de désespérer, même si l’on estime que la situation spirituelle est perdue, il est toujours possible de rectifier. Bien entendu, il rapporta le meilleur exemple possible : les membres de l’équipe pédagogique étaient au bord du désespoir et je les avais sauvés. Il fit mon éloge et me demanda : « Où étais-tu jusqu’à maintenant ? », et expliqua à quel point j'étais humble, délicat et gardais un profil bas. Je l’admets volontiers. J’ai apprécié les compliments et les applaudissements. J’ai reçu en quelques heures tout ce que d’autres élèves ont reçu tout le long de leur vie.
Le repas s’acheva, tout le monde se retira dans sa chambre, et on s’adressa à moi comme si j’étais un dirigeant.
Le lendemain, la scène se répéta avec le foie et la salade d’œufs, même les plus sceptiques me félicitèrent, puis arriva le dessert.
* * *
À la Sé’ouda Chlichit, nous servîmes un repas ‘Halavi riche, avec des fromages, des quiches et le reste des salades.
Ensuite, le Machguia’h me demanda de prendre la parole.
Je refusai. Je n’avais jamais pris la parole en public, et je ne pensai pas le faire à ce moment-là.
Il insista : « Je ne te demande pas de dire de Dvar Torah. Raconte-nous simplement d’où tu sais si bien cuisiner. »
Assis à ma place, 120 paires d’yeux se tournèrent vers moi.
Je savais que tous les élèves présents ici n’avaient aucune idée de mon histoire.
J’hésitai un instant, puis, j’ignore par quelle force, je me décidai à me lever et à raconter mon histoire.
J’ai précisé au début de mon récit que je commençais par la fin. Voici donc le début.
* * *
« Lorsque j’eus onze ans, ma mère contracta la maladie », commençai-je.
Le silence s’installa.
« Peu à peu, nous avons vu comment son état de santé se dégradait. Au départ, elle était simplement faible, mais ensuite elle dut subir des soins et des rayons, et eut du mal à bouger. Pendant de longues semaines, elle n’était pas du tout à la maison. »
« Notre famille compte huit personnes, dont le plus âgé avait onze ans. C’était moi. Sans que je ne m’en rende compte, soudain, les chemises n’étaient plus lavées, et on devait manger du pain avec du chocolat le matin, le midi et le soir. Parfois, on avait une omelette. »
« Un jour, une de mes tantes vint à la maison pour nous cuisiner un bon repas, que nous n’avions pas mangé depuis plusieurs semaines. Je lui dis : "S’il-te-plaît, apprends-moi à cuisiner". Et elle m’enseigna. J’appris à cuisiner toutes sortes de plats. Ma mère rentrait de temps en temps, et je lui préparais un repas de roi. Elle ne parlait pas, mais ses yeux, ses yeux me disaient qu’elle était heureuse et fière de moi… »
J’eus du mal à parler, mais je poursuivis néanmoins.
« À partir de ce moment-là, je grandis seul. J’appris quelles épices ajouter et lesquelles éviter, et j’inventai également des petits plats. Pour ce qui était des repas, la maison retrouva une normalité. Les enfants au moins mangeaient une soupe chaude et faite maison… »
À ce moment-là, je m’arrêtai. Les termes « faite maison » m’émurent beaucoup. Je me rappelai de cette époque. Je ne pleurai pas, mais je sentis que tous les élèves autour de moi larmoyaient.
Tout le monde pleurait. Les Rabbanim, l’équipe enseignante, les élèves. Certains plongèrent leur tête dans leurs bras et d’autres permirent aux larmes de couler librement sur les joues.
Je continuai mon récit, tout en m’arrêtant de temps en temps, ayant du mal à poursuivre, et ces pauses provoquaient des pleurs bruyants chez quelques élèves.
« Puis, ma mère décéda. Dans la lettre qu’elle laissa, elle fit mon éloge de l’avoir remplacée et me demanda de poursuivre dans cette voie, pour que les enfants aient de la nourriture chaude faite maison, même après son départ de ce monde. »
« Nous avons fait la Chiva’, la semaine de deuil. Par la suite, je continuai à faire à manger pour tout le monde, et au bout d’un an, mon père se remaria, et je quittai mon rôle de cuisinier à la maison, car une mère qui cuisinait très bien avait pris ma place. Mais mes notions de cuisine ne m’ont pas quitté, et, de temps en temps, lorsque je rentre à la maison, je cuisine avec elle. »
J’avais terminé mon récit, mais les élèves ne bougeaient pas, la tête entre leurs mains. Le Machguia’h se leva et me prit dans ses bras, suivi par toute l’équipe enseignante, dont les visages étaient rougis par les larmes.
* * *
Ce Chabbath a été un tournant dans ma vie. De manière naturelle, je n’eus plus de difficulté à m’intégrer à la société. Je ne me suis pas transformé en garçon bruyant et extraverti, mais je n’avais plus de problème à m’exprimer. J’obtins un statut social au centre de mon cercle d’amis.
J’étudiai ensuite à la Yéchiva Guédola, puis je me mariai. Je suis à présent l’heureux père de quatre enfants adorables. Je travaille dans le domaine de l’éducation où je récolte le fruit de mon labeur.
Et quant à la cuisine… c’est mon passe-temps. Je prépare pour ma femme et mes enfants des plats que je connais, et lors d’occasions particulières, il y a toujours un plat hors du commun que j’invente.
Mais pourquoi mentir ? Je ne cuisine pas que pour eux, mais aussi pour moi. La cuisine, tout comme le dessin ou l’écriture, est également une forme d’art. J’ai également des sentiments particuliers pour cet art, qui m’a donné l’occasion de réussir, de m’intégrer à la société, et de m’exprimer.
En réalité, elle m’a permis de sauver mon âme pour toute la vie.
Alors, si vous recommandez à vos enfants d’apprendre la menuiserie, la peinture, le dessin ou l’écriture, permettez-moi d’ajouter une proposition.
La cuisine !