Il y a près de 800 ans à la même période, un événement tragique vint bouleverser la communauté juive du royaume de France : le brûlement du Talmud en place de Grève à Paris. Cet épisode marqua un tournant si décisif dans les relations entre Juifs et chrétiens au XIIIème siècle qu’il provoqua même le départ de Rabbi Yé'hiel de Paris et de ses disciples vers la terre sainte. Face au spectacle désolant de centaines, voire peut-être même de milliers de saints ouvrages livrés au feu, le Maharam de Rottenbourg immortalisa l’événement dans une Kina, un texte de lamentation : "Demande, brûlée par le feu, comment vont ceux qui portent ton deuil..."
Ce qu’on sait moins, c’est que quarante jours avant cet événement, un autre brûlement eut lieu au même endroit : celui des œuvres de Rabbi Moché Ben Maïmon, le Rambam, surnommé aussi Maïmonide. Cette fois, ce ne sont pas les Gentils qui furent à l’origine de l’affaire, mais les Juifs eux-mêmes, la polémique autour des écrits du Rambam étant vive à cette époque.
La proximité temporelle entre les deux événements interpella fortement les esprits des Sages de France, qui ne manquèrent pas de la souligner et d’en tirer les conclusions qui semblaient s’imposer pour eux.
La disputation en place publique
À l’origine du brûlement du Talmud, on trouve une certaine disputation – pratique somme toute banale à cette époque – qui se tint à Paris en 1240 à l’initiative de Nicolas Donin de La Rochelle, un Juif renégat converti au christianisme. Ancien élève de Rabbi Yé'hiel de Paris, Donin avait quitté le Beth Hamidrach avec fracas pour des raisons qu’on ignore encore. Plein d’animosité envers son ancien maître et ses coreligionnaires, il provoqua le massacre de 3.000 Juifs d'Anjou et du Poitou durant la sixième Croisade et alla convaincre le pape Grégoire IX que le Talmud était la cause principale du refus des Juifs d'accepter la foi chrétienne. "Texte blasphématoire, le Talmud comporte de nombreuses attaques à l’encontre de notre messie et de sa mère", argua-t-il. Il n’en fallait pas plus au pape pour se laisser convaincre d’organiser un débat public où textes et arguments des deux camps seraient confrontés, dans une égalité qu’on pourrait qualifier de discutable.
L’idée plut fort au roi Louis IX de France, qui se pressa d’ordonner une disputation publique pour examiner les accusations de Donin. Ce fut tout naturellement Rabbi Yé’hiel de Paris, accompagné de trois autres Sages – Rabbi Yéhouda fils de Rabbi David de Melun, Rabbi Chemouel Bar Chlomo de Château-Thierry et Rabbi Moché de Coucy – qui fut désigné pour lui faire face.
Également connu sous le nom de Sire Vives (une traduction de Yé’hiel en hébreu), Rabbi Yé’hiel était un éminent talmudiste et une figure centrale de l'école talmudique française. Né à Meaux, il avait étudié auprès de grands maîtres tels que Rabbi Its’hak Or Zaroua’ et Rabbi Yéhouda de Sens. À cette époque, Rabbi Yé'hiel dirigeait une Yéchiva à Paris qui comptait quelque 300 élèves, dont certains resteront célèbres dans le paysage des Sages français du Moyen-âge : citons Rabbi Its’hak de Corbeil et Rabbi Mordékhaï.
La discussion savante qui se tint en présence de Blanche de Castille – qui affiche pourtant une certaine sympathie pour le camp juif – tourne rapidement au procès, malgré la remarquable ténacité de Rabbi Yé’hiel. Le renégat Donin expose passage après passage du Talmud, s’employant à démontrer le mépris avec lequel le messie des chrétiens est tenu par les Sages juifs. Rabbi Yé’hiel et ses compagnons lui tiennent tête avec courage et détermination. Ils apportent preuves et démonstrations afin de démontrer que la plupart des passages incriminés ne traitent pas de l’homme en question, mais d’autres personnages de l’époque talmudique.
Les conclusions précises de la disputation restent floues. D’un côté, le tribunal tarde à émettre une décision, visiblement en raison des arguments forts avancés par Rabbi Yé’hiel et ses compagnons. En dépit de leur excellente prestation, ces Sages ne pourront pas empêcher la destruction du Talmud, ni un peu plus tard l'expulsion des Juifs de France.
La disputation entre Rabbi Ye'hiel et Donin fut soigneusement transcrite, certainement pour servir aux générations futures. Outre la version hébraïque, les questions sur le Talmud présentées par Nicolas Donin devant le pape nous sont également parvenues. Ce texte, nommé "De Extractiones des Talmud", fut rédigé par le renégat pour démontrer les "blasphèmes" du Talmud et justifier sa destruction.
Le Talmud en cendres
Aussitôt la disputation terminée et le triomphe du christianisme autoproclamé, le pape fit expédier des missives aux rois et princes d'Europe, exigeant d’eux de saisir et brûler les ouvrages incriminés. Si tous les souverains n’avaient pas de réel intérêt à appliquer les ordres et manifestèrent une certaine nonchalance à s’y conformer, Louis IX quant à lui les exécuta avec zèle, allant même au-delà des exigences papales en incluant tous les ouvrages religieux juifs. Les témoignages qui restent de cette époque parlent de 18, peut-être même 24 charretées de livres saints détruits par les flammes en place de Grève, actuelle place de l’Hôtel de Ville à Paris.
Le brûlement du Talmud eut des répercussions immédiates et dévastatrices. Les ouvrages talmudiques, qui étaient à la base de la sagesse des Maîtres français, furent interdits et censurés en France et en Europe. Le "De Extractiones des Talmud", compilé par Donin servit de manuel pour les censeurs, influençant même la propagande antisémite des siècles suivants. Ce texte, rédigé sous les ordres d'Eudes de Châteauroux, visait à éclairer les théologiens chrétiens sur les "erreurs" du Talmud. L'interdiction du Talmud fut un coup dur porté aux communautés juives, limitant leur accès à des textes essentiels pour la jurisprudence.
40 jours avant, au même endroit…
Le Sage qui était à l’origine de la plus vive opposition aux écrits de Maïmonide en France était un certain Rabbénou Yona de Gérone, resté célèbre comme l’un des maîtres les plus anciens de l’école du Moussar. Face au spectacle désolant des flammes qui dévoraient le Talmud sous le regard satisfait des ecclésiastes, il ne put s’empêcher d’établir un lien de causalité avec un brûlement qui avait eu lieu seulement 40 jours auparavant, celui des œuvres de Maïmonide qu’il avait initié.
Avec son Guide des Égarés, dont la publication remontait à 1190, le Rambam avait en effet intégré la philosophie aristotélicienne dans la pensée juive, une démarche absolument inédite pour l’époque. Il avait été également le premier à interpréter certains textes bibliques de manière allégorique, en particulier lorsqu'il s'agissait de récits qui semblaient contredire la raison.
Dans son Michné Torah, qui se voulait une compilation de l’ensemble du code de lois juif, Maïmonide avait parfois omis la mention de débats et d’opinions contradictoires et sa méthode de travail lui fut reprochée. Le Raavad, Rav Abraham ben David de Posquières, notamment, lui reprocha de simplifier le débat talmudique et, tout en reconnaissant la valeur inestimable de l’œuvre comme de l’auteur, attaqua vigoureusement la démarche du Rambam.
D’autres, fidèles au principe de ‘Hadach assour min hatorah (toute innovation est interdite par la Torah), fustigèrent l’absence de sources talmudiques dans certaines des prises de position du Rambam, craignant que la chose n’ouvre la porte à d’autres innovations délétères et périlleuses.
Persuadé de leur hérésie et craignant que l’approche innovatrice du Grand Aigle n’ouvre une brèche dans la compréhension traditionnelle des textes, Rabbénou Yona avait ainsi obtenu des Dominicains et des Franciscains qu'ils brûlent ses ouvrages publiquement. Le 3 mars 1240, sur la place de Grève à Paris, les ouvrages philosophiques et halakhiques de Maïmonide furent livrés aux flammes, en présence de religieux chrétiens et de membres de la communauté juive.
Rabbénou Yona se repentit publiquement de son acte et passera ses jours à réhabiliter l’œuvre de celui à qui il s’était jadis si vigoureusement opposé. Rabbénou Yona fit même vœu de se rendre en Erets Israël pour demander pardon à Maïmonide sur sa tombe. S’il ne put mener sa mission à bien, il rédigea deux ouvrages sur le repentir qui marqueront d’une empreinte indélébile la littérature juive jusqu’à ce jour : Iguéreth Hatéchouva et Cha'aré Téchouva.