La Guémara dans Yoma 22b stipule que le roi Chaoul a fauté une fois et a été puni par la perte de son royaume, tandis que le roi David a fauté à deux reprises et n’a pas été sanctionné en perdant son royaume.[1] Les commentateurs posent la question évidente : il peut paraître injuste que Chaoul ait été puni si sévèrement pour une seule faute, tandis que David a été puni moins durement pour deux. Nous avons déjà abordé plusieurs approches de cette question,[2] mais les commentateurs offrent une autre réponse fascinante.
Le Kli Yakar[3] explique que la distinction entre le roi Chaoul et le roi David tient à la nature des Mitsvot sur lesquelles ils ont buté. Chaoul a échoué, non pas dans l’une des 613 Mitsvot prescrites à l‘ensemble du Klal Israël, le peuple juif, mais dans une Mitsva spécifique qui lui a été attribuée : éliminer toute trace d’Amalek.[4] Ayant échoué à réaliser cette Mitsva spécifique, les torts causés ont été bien plus importants, car personne à cette époque n’était en mesure d’éliminer ‘Amalek. A la lumière de cette explication, le Ohel Torah[5] explique le langage apparemment superflu lorsqu’Hachem relate à Chmouel l’échec de Chaoul : « Ki Chav Me’a’hara Véét Dévaray Lo Hékim » – « parce qu’il (Chaoul) M’a été infidèle et n’a pas accompli Mes ordres. »[6] Qu’est-ce que la seconde partie de la phrase ajoute ? Réponse : dans la première partie, Hachem déclare que Chaoul a fauté, mais dans la seconde partie, Il ajoute qu’étant donné que Chaoul était le seul à pouvoir accomplir cette Mitsva, une fois qu’il a échoué, personne d’autre n’était en mesure de la réaliser, et, en conséquence, les instructions d’Hachem ne pouvaient être appliquées.
Au niveau kabbalistique, le Gaon de Vilna explique que pour chaque Mitsva prescrite par Hachem, des milliers de mondes spirituels se créent, et leur force vitale est maintenue lorsque les Juifs appliquent ces commandements. Mais il existe deux types de Mitsvot : certaines sont d’ordre général - tous les Juifs y sont astreints - et d’autres sont spécifiques pour certains individus. Lorsque quelqu’un échoue à réaliser une Mitsva d’ordre général, il provoque des torts à son âme, mais la force de vie des mondes spirituels n’est pas coupée, sachant que d’autres peuvent accomplir la Mitsva. En revanche, lorsqu’une Mitsva est attribuée spécifiquement à un individu, s’il n’exécute pas cette Mitsva qui lui incombe, alors tous les mondes spirituels créés par l’ordre d’Hachem autour de cette Mitsva sont détruits. Les fautes de David étaient dans la sphère des Mitsvot d’ordre général, elles ont certes causé des torts, mais qui pouvaient être rectifiés, tandis que la faute de Chaoul a été commise par rapport à une Mitsva spécifiquement attribuée à lui, si bien que les torts causés par la non-application de la Mitsva sont irréparables.
Cette approche nous enseigne une leçon essentielle : nous savons que chaque personne doit s’efforcer d’accomplir toutes 613 Mitsvot qui la concernent, mais il est également vrai que chacun a une Mitsva spécifique propre à ses aptitudes et à une situation donnée, et dans le but d’accéder à la perfection dans ce monde, il nous faut également réaliser cet objectif. On pourrait s’interroger : dans le cas de Chaoul, il a peut-être reçu une Mitsva spécifique propre à lui, mais la majorité des Juifs n’ont jamais ce genre de Mitsva. Il va de soi que l’on ne nous révèle pas directement la teneur du rôle singulier que nous devons jouer, comme ce fut le cas pour Chaoul, mais il n’en reste pas moins que chacun a son propre rôle spécifique et ses Mitsvot spécifiques à réaliser.
Cette idée est élaborée par le Rav Shraga Feivel Mendelowitz[7] zatsal : dans le Chmona ‘Essré des Yamim Noraïm (jours redoutables), nous déclarons que l’homme est jugé : « Ma’assé Ich Oupékoudato » : « Ma’assé Ich » se réfère à son propre respect des Mitsvot, mais que signifie ici « Pékoudato » ? Rav Mendelowitz explique que « Pékoudato » se réfère au Tafkid, au rôle de l’homme, à son objectif dans ce monde. Ceci nous enseigne que chaque individu est placé dans ce monde avec un rôle spécifique à réaliser, et il est jugé en fonction des efforts qu’il déploie pour atteindre ce but. Même si un homme a respecté toutes les Mitsvot, il peut être sanctionné s’il n’a pas réalisé son potentiel. L’explication du Gaon de Vilna citée ci-dessus ajoute à quel point il est vital pour chacun d’accomplir sa propre Mitsva personnelle, non seulement pour lui-même, mais pour tous les mondes spirituels.
La question demeure : comment déterminer la Mitsva spécifique qui nous incombe ? Une réponse s’appuie sur le verset dans Michlé où le roi Chlomo dit : « Kavèd Ete Hachem Mi’honekha »[8], ce qui signifie littéralement que l’on doit honorer Hachem avec ‘Honekha, nos biens. Rachi explique néanmoins que le terme ‘Honekha est une allusion au terme ‘Hanekha (qui t’a gratifié); ceci nous enseigne que l’on doit honorer Hachem avec les dons dont Il nous a gratifiés. Rachi donne un exemple : si quelqu’un a une belle voix, il devra s’en servir pour servir et honorer Hachem. L’un des moyens pour jouer notre rôle dans le monde est de mettre à profit les talents et facultés que nous a conférés Hachem.
Une autre indication de la Mitsva singulière de chacun peut se trouver dans une sphère totalement opposée : ces domaines que l’on trouve particulièrement difficiles. Rav Its’hak Hutner écrivit un jour une lettre à un élève de Yéchiva qui était en prise avec diverses tentations du Yétser Hara’ (mauvais penchant) et se sentait très coupable de ses défis et échecs. Le Rav Hutner l’encouragea en lui expliquant que tous les grands hommes ont vécu les mêmes défis et leur signe de grandeur est qu’ils se sont battus pour les relever. Il ajoute que dans les domaines particuliers où l’individu a des difficultés, on peut atteindre le plus haut niveau et apporter le plus de Kavod Chamayim dans ses efforts pour les surmonter.[9] De même, Reb Tsadok Hacohen écrit que les domaines mêmes où l’on échoue sont ceux où l’on peut atteindre le plus haut niveau, et lorsque l’on rectifie une certaine faiblesse, on réalise un objectif unique dans la création.[10]
En reconnaissant et en mettant à profit nos propres points forts et, dans le même temps, en affrontant nos propres défis de l’existence[11], on peut s’évertuer à accomplir nos propres Mitsvot personnelles à la perfection.
[1] Consultez la Guémara qui traite pourquoi d’autres fautes commises par Chaoul et David n’ont pas été incluses dans cette formule.
[2] Voir : La faute de Chaoul et Les fautes de Chaoul et David : assumer ses responsabilités.
[3] Ce n’est pas le même commentateur que le Kli Yakar ‘Al Hatorah.
[4] La Mitsva d’éliminer ‘Amalek s’applique en théorie à tous les Juifs, or Chaoul, en tant que roi d’Israël, a reçu l’ordre explicite de détruire toute cette nation dans une circonstance spécifique.
[5] Cité dans Michpétsot Zahav, Chemouël I, p.252. Ohel Torah est un livre de compilation du Gaon de Vilna.
[6] Chmouel I, 15:11.
[7] Fondateur de la Yéchiva Torah Véda’at et l’un des plus grands pionniers du monde de la Torah du 20ème siècle.
[8] Michlé 3,9.
[9] Pa’had Its’hak, Iguéret 128, cité dans "Véhaèr ‘Enénou", pp.47-48.
[10] Tzidkout Hatsadik, Os 49, cité dans "Véhaèr ‘Enénou", p.49.
[11] Ces deux principes sont résumés dans le verset : « Sour Méra’ Vé’assé Tov - Eloigne-toi du mal et fais le bien » (Téhilim 34). Il est important de noter que, souvent, en se focalisant sur ses facultés spirituelles, la tentation du Yétser Hara’ s’affaiblit automatiquement. De ce fait, en se concentrant sur le « ‘Assé Tov », on parvient très souvent à accéder au « Sour Méra’ ».