« L’année prochaine à Jérusalem ! ». Ces mots qui viennent ponctuer la fin de la Haggada de Pessa'h sont présents sur les lèvres de toutes les familles juives depuis des millénaires. Mais pourquoi prononçons-nous ces mots ?
Ils témoignent de l’espérance messianique portée par le peuple Juif à travers les siècles. Jérusalem évoque ainsi l’époque tant attendue où l’ensemble des enfants d’Israël seront enfin rassemblés sur leur terre ancestrale, autour du troisième Temple, délivrés de ce si long exil par la venue du Machia'h, le libérateur envoyé par D.ieu à Son peuple et à l’humanité.
Telle est l’aspiration profonde exprimée par cette phrase qui ne doit pas être réduite à un slogan sans lendemain mais qui doit nous habiter.
Il est vrai que cet exercice n’est pas simple dans la mesure où nous n’avons pas connu l’époque du Beth Hamikdach et aucun de nos contemporains ni de ceux de nos parents et de nos ancêtres immédiats ne l’ont connue. Aussi, il peut nous être difficile de ressentir réellement ce que nous avons perdu avec la destruction du Beth Hamikdach, et ce que nous pourrions retrouver à un niveau encore bien supérieur avec la « délivrance finale » et la reconstruction du Temple.
Il nous est toutefois possible de lire les commentaires du Talmud ou des Prophètes pour essayer de comprendre l’étendue de la perte causée par la destruction des deux Temples de Jérusalem. Pour le dire rapidement : les contemporains de cette catastrophe ne savaient plus comment vivre après cette destruction, le monde n’était plus le même.
En effet, le Temple permettait à l’homme de « sentir » la Présence divine sur terre, à travers des miracles quotidiens et d’obtenir l’expiration de ses fautes. Lorsque le Beth Hamikdach a été détruit, la Présence divine s’est exilée et une obscurité profonde s’est abattue sur le monde. Plus rien n’avait de saveur, tous les plaisirs de ce monde semblaient dérisoires par rapport à ceux du « monde d’avant ». Même la nature n’était plus la même, les fruits étaient moins beaux, moins gros, moins bons.
Les prophètes ont dû s’employer à redonner de l’espoir au peuple et le convaincre de continuer à « vivre », à « enfanter », à construire, à semer, tant le désespoir était grand. Mais voilà, des siècles sont passés, nul ne porte plus le témoignage de ce qu’il a vu ou de ce qu’il a connu, et l’oubli faisant son œuvre, les hommes ont parfois du mal à véritablement languir, espérer ardemment, comme leur rêve le plus beau, leur désir le plus brûlant, la reconstruction du Temple et la venue du Machia'h.
Or, comme nous l’avons étudié cette semaine dans le Daf Hayomi, les Maîtres du Talmud nous enseignent que, parmi les six questions qui seront posées à l’homme lorsqu’il arrivera devant le tribunal céleste, une d’entre elles sera la suivante « Tsipita Liyéchou'a ? » « As-tu langui/attendu avec un désir ardent la Délivrance ? » (Chabbath 31b). Nous avons donc une Mitsva d’attendre et de nous préparer à la venue du Machia'h et à la Délivrance finale.
On raconte ainsi que le 'Hafets 'Haïm, un grand Maître du vingtième siècle, gardait toujours une tenue prête au cas où on lui annoncerait que le Machia'h était arrivé. Il exhortait également ses contemporains à attendre le Machia'h comme un malade attend un médecin qui doit venir le soigner, et panser ses plaies.
Chaque année, il nous appartient donc de faire une introspection pour évaluer si, authentiquement, nous percevons le monde comme un monde malade, même dans les périodes où tout semble bien aller. Sommes-nous conscients qu’il y a une béance fondamentale dans le monde ? que « quelque chose ne tourne fondamentalement pas rond » ?
Tant que le Beth Hamikdach n’a pas été reconstruit, notre monde est profondément incomplet et la vie de l’homme est comme « une version dégradée » de ce qu’elle pourrait être, même ses bonheurs ne sont jamais complets tant que le Temple est absent.
Voilà pourquoi, il est important, dans la situation inédite que nous vivons que nos désirs ne consistent pas uniquement à sortir du confinement et retrouver la vie que nous avions avant. Chacun à son niveau doit essayer de s’exercer à souhaiter davantage, c’est-à-dire désirer la Délivrance finale, celle des temps messianiques qui apportera au monde un bonheur et une harmonie indescriptibles.
Mais cette année est particulière à différents égards comme chacun le perçoit naturellement. Une des particularités de cette situation inédite réside notamment dans le fait que l’Éternel semble nous interpeller en nous faisant sentir des enjeux qui sont caractéristiques dans notre tradition des temps messianiques et de la Délivrance finale.
Mentionnons tout d’abord la concordance impressionnante des calendriers. Cette épidémie frappe le monde au moment même où nous célébrons la fête de Pessa'h qui incarne l’espérance de la délivrance finale. Historiquement, les Bné Israël devaient rester confinés durant les jours qui ont précédé la sortie d’Égypte et se regrouper dans leur cellule familiale sans sortir à l’extérieur.
Ensuite, les Maîtres du Talmud nous enseignent que le « monde futur » se caractérisera par une inversion des valeurs : « Ceux qui sont valorisés dans ce monde [pour de mauvaises raisons] ne le sont plus dans le monde futur, alors que ceux qui ne sont pas considérés dans ce monde y sont valorisés ». Or, précisément, le confinement de nos sociétés met en en lumière des travailleurs humbles (caissiers, livreurs, petits commerçants, agriculteurs) qui étaient jusqu’ici dans l’ombre et peu considérés et qui se retrouvent sous les feux des projecteurs, encensés et valorisés comme ils ne l’ont jamais été et comme ils le méritent.
Par ailleurs, nous l’avons tous remarqué, cette épidémie interpelle car son origine est invisible, le virus est microscopique, et pourtant elle paralyse le monde dans des proportions et des conditions inédites jusqu’ici dans l’histoire. Son origine est insaisissable, elle échappe à l’œil et pourtant elle cause des préjudices terribles. Son mode de propagation repose essentiellement sur le toucher, la parole, la proximité physique. Chacun le comprend, cette pandémie semble incarner également des leçons spirituelles que notre tradition nous enseigne depuis bien longtemps mais qui peinent à pénétrer le cœur de l’homme.
Le premier enseignement est que les hommes sont tous co-responsables les uns des autres. Nous partageons la même humanité, nous vivons sur la même terre, bref nous sommes embarqués dans la même aventure. Voilà pourquoi, un des Maîtres de la tradition talmudique, Rabbi 'Akiva aimait à dire que le principe fondamental de la Torah est le suivant « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ou encore comme nous l’avons vu cette semaine dans le Daf Hayomi au nom de Hillel « Ce que tu ne veux pas que l’on te fasse, ne le fais pas à autrui ». Cette co-responsabilité des hommes entre eux est rappelée avec force par l’épidémie qui frappe le monde, l’homme peut être une menace pour son prochain s’il n’est pas vigilant aux fameux « gestes barrières », et chacun a la responsabilité d’appliquer cette exigence pour se protéger soi-même et protéger autrui.
Le deuxième enseignement est que la parole n’est pas neutre. « Qui est l’homme qui désire la vie ? nous dit le Roi David. Celui qui se retient de faire de la médisance. » Qui y-a-t-il de plus insaisissable, transparent, invisible qu’une parole de diffamation prononcée en secret dans un cercle restreint ? Et pourtant, notre tradition nous enseigne que « le pouvoir de la vie et de la mort sont aux mains de la parole ». La parole est un cadeau que l’Éternel a fait à l’homme dès sa création par le même souffle que celui qui lui a donné la vie. Aussi, la parole est sacrée, elle est porteuse d’une grande vitalité spirituelle. La situation que nous vivons actuellement nous fait toucher du doigt cet enjeu, à travers notamment le masque qui « filtre » la parole, oblige à réfléchir avant de parler, à ne dire que l’essentiel. Nous prenons conscience également du « risque » inhérent à la parole.
Tout se passe comme si cette triste situation venait rappeler à l’homme que, derrière la vie matérielle, visible qui occupe le devant de la « scène » en temps normal, se joue également une vie spirituelle qui est certes invisible aux yeux des hommes, mais qui obéit à des règles bien définies et déterminent la vitalité de la Néchama, de l’âme.
Aussi, la période de confinement à laquelle nous sommes tous astreints nous invite au retour sur soi, à l’introspection. Elle nous invite également à mesurer que l’enjeu de la construction intérieure de l’homme se fait bien souvent chez lui, à l’abri des regards et des jeux de rôle imposés par la société.
Il en va de même pour la vie spirituelle, religieuse, elle ne peut plus se déléguer au Rabbin, l’homme est seul face à lui-même et face à D.ieu. À lui de s’imposer des horaires pour sa prière, à lui d’ouvrir un livre pour étudier, à lui de guider ses enfants dans leur apprentissage religieux.
Hachem a lancé un appel à chaque individu en particulier. Maintenant que nous sommes seuls, montre-Moi qui tu es ! Montre-Moi quelles sont tes pensées, tes désirs, tes aspirations profondes ! Montre-Moi les efforts que tu es prêt à accomplir pour donner davantage de vitalité à ta Néchama, à ton âme ! Montre-moi, à ton niveau, que tu es prêt à faire des efforts pour accomplir des actions de bonté avec autrui. Même si tu es confiné et que tu ne peux pas sortir, pense aux autres, appelle-les, témoigne-leur de la sollicitude ! Efforce-toi de raffiner ta parole, de « sauver » quelques paroles négatives que tu es tenté de prononcer. Même si tu n’y arrives pas toujours, prend à cœur de progresser dans ce domaine !
Les journées de Pessa'h sont porteuses d’une grande intensité spirituelle, tous les efforts qui y seront accomplis auront un impact, probablement « invisible » à court terme, mais, nous l’avons compris, ô combien réel et déterminant pour notre vie spirituelle et le destin collectif de l’humanité.
Autre concordance du calendrier, l’étude du Daf Hayomi du 14 Nissan qui coïncide avec le Séder de Pessa'h est celle du « confinement » forcé par les Romains de Rabbi Chim'on Bar Yo'haï et de son fils Rabbi El'azar pendant treize ans. Ces Maîtres ont mis à profit chaque instant de ce confinement pour se rapprocher de l’Éternel et raffiner leur comportement. Qui est venu les faire sortir ? Eliahou Hanavi lui-même une première fois, puis une « voix céleste ».
Puissions-nous, à notre tour, être libérés de cette période de confinement par Eliahou Hanavi, nous annonçant la venue du Machia'h, et accomplissant ainsi la promesse de notre tradition : « Lors de la sortie d’Égypte, les Juifs sont sortis au mois de Nissan, aussi, ils connaîtront la Délivrance finale lors du mois de Nissan. »