Nous ouvrons cette semaine le troisième livre de la Torah, le livre de Vayikra ou Lévitique, relatif notamment aux sacrifices.
Le premier mot de ce livre est étonnant dans la mesure où il contient une lettre qui rompt avec l’écriture standard de la Torah. Il s’agit d’un petit « alef » qui vient finir le mot « Vayikra » dans le verset suivant « Vayikra Hachem el Moshé » « D. appela Moshé ».
Nos Maîtres nous enseignent que Moshé Rabenou, qui était extrêmement humble, « le plus humble des hommes », était gêné que l’Eternel lui accorde autant d’égards et l’appelle nommément, aussi a-t-il souhaité rappeler sa « petitesse » en inscrivant un petit alef.
En effet, le fait que D.ieu appelle Moïse par son nom avant de s’adresser à lui est un signe d’honneur, d’affection et de respect. Nos Sages nous font remarquer qu’il n’en va pas de même du prophète des nations Bilam, pour lequel D.ieu s’adresse à lui inopinément, sans le prévenir, sans le nommer. Or pour désigner cette interpellation divine, le texte emploie précisément le terme « Vayiker », semblable à Vayikra mais sans « alef », pour dire que D. est apparu à l’impromptu à Bilam, sans l’en avertir.
Voilà pourquoi Moshé était gêné d’inscrire ces égards que D.ieu lui manifeste spécifiquement à lui, et tout en écrivant ce que D.ieu lui a dit, il a donc opté pour une graphie plus petite que d’habitude pour ce alef.
Comme nous l’avons vu précédemment (paracha Tetsavé), l’humilité est une vertu essentielle pour cheminer près de D.Ieu et pouvoir accueillir la Torah qu’Il nous a transmise. Toutefois, cette humilité ne doit pas faire obstacle à l’accomplissement de l’homme et à sa capacité à assumer sa mission sur terre.
En effet, s’il est vrai que Moshé a choisi d’écrire un petit alef lorsqu’Hachem l’a appelé nommément, il n’en demeure pas moins qu’il a entendu cet appel de D.Ieu et qu’il y a toujours répondu positivement. Il ne s’est jamais dérobé devant les responsabilités qui lui avaient été dévolues au nom de l’humilité, mais il les a assumées modestement, sans en tirer d’orgeuil, mais avec dévouement et le sens du devoir.
Au-delà du cas de Moshé Rabénou, il est probablement permis d’élargir cet enseignement à l’ensemble du peuple juif.
La lette alef désigne, comme chacun sait, la première lettre de l’alphabet et sa valeur numérique est « 1 ». Or, précisément, ce premier mot du Lévitique qui désigne l’appel lancé à Moshé nous rappelle que chaque homme est unique et que D.ieu s’adresse à chacun d’entre nous de manière spécifique. Chaque homme est un petit alef, un être unique, que D.ieu appelle à assumer une mission particulière sur terre et nul ne peut se substituer à son prochain pour l’accomplir.
C’est également dans ce sens qu’il faut comprendre l’exhortation qui nous est faite d’étudier la Torah. Pourquoi est-ce si important ? Pourquoi chacun d’entre-nous doit s’y atteler ? Certains ne semblent-ils pas plus qualifiés que d’autres dans cet exercice grâce à leur maîtrise des textes et de l’hébreu ? Que peut apporter de plus un homme ou une femme qui débute ?
Notre tradition souligne que chaque homme est singulier et spécifique. Son histoire, son éducation, son parcours, sa sensibilité le façonnent et le rendent unique, à nul autre comparable. Or cette spécificité de chaque être humain lui permet de donner une lumière unique aux textes de la Torah qu’il étudie. Or, si l’homme n’étudie pas et ne donne pas les commentaires que lui inspirent les textes, il prive pour toujours l’humanité de la lumière qu’il aurait pu apporter et que nul autre ne pourra donner à sa place à travers toute l’histoire !
C’est ainsi que, au même titre que nos Sages recommandent à l’homme de rester humble et de se considérer comme « afar va éfer » « cendre et poussière », ils lui recommandent également de garder en tête ce principe : « Bishvili nivra haolam » « le monde a été créé pour moi ». Rien de moins !
Aux yeux du judaïsme, chaque homme a une lumière unique logée dans son âme, « sa neshama », qui ne demande qu’à pouvoir éclairer le monde et qui justifie à elle-seule la création du monde. Chacun doit ainsi se dire : « D.ieu a créé le monde et m’a donné la vie pour que je puisse dévoiler la lumière que je porte en moi ». Nul n’est supérieur à son voisin, nul ne peut se dire « mon sang est plus rouge que celui de mon prochain ». Chacun a, en lui, le potentiel de justifier la création du monde et l’aventure humaine par les actes de bonté qu’il accomplit, l’amour qu’il donne aux autres, sa capacité à se changer, s’améliorer, se parfaire.
Aussi, nous pourrions dire que chaque fois qu’un homme vainc une mauvaise inclinaison, chaque fois qu’il se retient d’une mauvaise parole, chaque fois qu’il fait preuve de générosité, l’homme se hisse à un niveau surhumain dans la mesure où il parvient à dépasser les instincts égoïstes et négatifs de la nature humaine, et il justifie ainsi la confiance que D.ieu a placée dans l’homme lors de la création.
Un écueil consiste à croire que pour dévoiler sa lumière, il faut réaliser de « grandes choses », des projets ambitieux et spectaculaires. Nous devons alors songer à la grandeur de ce « petit alef » qui nous rappelle que la grandeur à laquelle chacun est appelé réside bien souvent dans les petites choses, les petits gestes, les petites pensées du quotidien et dans le combat contre son propre instinct.
De même que la grandeur de Moïse réside dans sa modestie, de même la grandeur d’un homme trouve sa source dans les petits efforts du quotidien. Notre tradition se méfie des coups d’éclat sans lendemain, des grandes résolutions qui s’évanouissent au bout de quelques jours, des déclarations lénifiantes sans réalité concrètes, elle nous encourage plutôt à valoriser les petites réussites, les petits progrès qui, mis bout à bout, sont bien souvent beaucoup plus efficaces et rapides que les grandes ambitions irréalistes.
Lorsqu’un homme décide d’être vigilant à une nouvelle règle de cacherout, lorsqu’il décide d’accorder davantage d’importance à telle loi du shabat, lorsqu’il renonce au bon mot qu’il avait préparé sur autrui ou à une « information croustillante » sur un autre juif qu’il vient de prendre en défaut, il acquiert aux yeux de la Torah le statut de véritable « héros » car il a vaincu des pulsions extrêmement fortes qui agissaient en lui.
La grandeur ne réside pas toujours dans les actions et les grandes déclarations, elle se loge bien souvent dans les abstentions, et dans les silences. Ces exploits invisibles aux yeux des hommes, sont recueillis directement par la main D.ieu qui les garde fidèlement auprès de Lui.