L’ouverture du troisième livre de la Torah cette année prend un relief tout particulier et appelle nécessairement à réfléchir sur le message qui peut ainsi être envoyé à l’humanité.
Cet exercice est d’autant plus nécessaire que le livre du lévitique qui traite essentiellement des dispositions relatives aux sacrifices, ou encore à la pureté et l’impureté, peut parfois sembler appartenir à une autre époque.
En effet, notre époque n’ayant plus la chance de connaître pour le moment la présence d’un Temple, d’un Beth Hamikdach, pourrait s’interroger sur l’actualité du message que véhicule ce livre pour notre génération.
Or, comme chacun le sait, toute la Torah a une actualité éternelle, et les sections hebdomadaires que nous lisons chaque semaine ont vocation à éclairer notre vie et nous parler directement.
Tentons donc d’examiner le message que nous adresse notre Paracha, et notamment cette année, où le monde entier est traversé par la stupeur face à une épidémie inattendue qui oblige l’humanité à vivre en confinement.
Or, comme l’ont fait remarquer les Maitres de notre génération, le confinement n’est pas ne notion inconnue du judaïsme. Il fait par exemple l’objet de longs développements dans le livre de Vayikra puisqu’il désigne le statut de celui qui ayant prononcé des paroles médisantes sur autrui, est désigné comme « impur » par le Cohen Gadol et doit rester enfermé chez lui, pour deux périodes de 7 jours soit précisément en « quatorzaine » (Lévitique 13. 30-35).
Par ailleurs, le confinement est, dans sa version positive, le statut prévu pour l’homme le Chabbath : « L’homme ne sortira pas de chez lui le jour du Chabbath » (Exode, 16-29). Au monde du dispersement, de la course effrénée, et de l’expansion permanente, la Torah oppose l’idéal d’une vie recentrée autour de soi, de son foyer, sa famille, détachée des objectifs de production matérielle qui font courir l’homme loin de chez lui le reste de la semaine.
Et la concordance du calendrier est telle que l’objet même d’étude du talmud actuellement (dans le cycle du Daf Hayomi) est celui des « sorties » autorisées le Chabbath en dehors de son domicile.
Tout se passe finalement comme si notre génération était sommée de réfléchir à des enjeux qu’elle a évacuées de son esprit alors qu’ils constituent les fondements de l’aventure humaine. Un sociologue contemporain, Marcel Gauchet, a écrit un livre qui a connu un certain succès et qui se nomme « le désenchantement du monde ». Il explique notamment comment l’héritage du siècle des Lumières et du rationalisme a contribué à vider le monde d’une certaine notion d’enchantement qui avait existé jusque-là et qui invitait l’homme à « enchanter » le monde en y trouvant des traces de la transcendance.
Parmi les concepts qui ont fait les frais de ce « désenchantement », la notion de « sainteté » « Kédoucha » semble figurer au premier plan. Dans un monde qui a jeté le soupçon sur la sphère du religieux et de la vie spirituelle, la « Kédoucha » n’est plus, si on osait le jeu de mots, en odeur de sainteté.
Or, il s’agit d’une notion fondamentale de la Torah, de l’objectif le plus noble que l’homme doit rechercher durant son existence « Soyez saints car Je suis Saint ! » nous dit l’Eternel dans une Paracha que nous lirons dans quelques semaines. La sainteté n’est finalement rien d’autre que la plus grande dignité à laquelle l’homme est appelé.
Elle peut s’appréhender à travers trois dimensions : la sainteté du temps, de l’espace et bien sûr, de l’homme.
La première, la sainteté du temps, s’incarne notamment chaque semaine dans le « Chabbath ». Il s’agit d’un temps qui échappe à l’emprise du matérielle, au diktat de la productivité, un « temps hors du temps », sauvé du tourbillon qui cadence la vie de l’homme les six jours de la semaine. Chacun est alors invité à « rester chez lui », à cesser tout travail, et à ouvrir les yeux sur sa vie spirituelle, son intériorité et son foyer.
La seconde forme de sainteté est celle de l’espace. Elle est peu présente dans la Torah et ne concerne qu’un seul lieu : le Sanctuaire, le « Michkan » (qui deviendra plus tard le Temple de Jérusalem), la résidence que l’homme est invité à bâtir, sous certaines conditions, pour l’Eternel. L’architecture de ce lieu es très spécifique, il est agencé selon différents degrés de « sainteté » et abrite un nombre très limité d’objets, destinés au service du Grand Prêtre.
Comme le fait observer le Rabbi Jonathan Sacks, dans la continuité des grands Maîtres de notre tradition, la sainteté du temps et de l’espace ont ceci en commun qu’elles se caractérisent par un principe de « cessation d’activité », de « vide » pourrions-nous dire, dans lesquels l’empreinte active et productive de l’homme est absente. Durant le Chabbath, l’homme cesse de créer, de même que dans le « Sanctuaire », l’homme cesse de se comporter comme « maître et possesseur (de l’espace et) de la nature » pour reprendre la formule de Descartes.
Comment faire résider l’infini de la providence divine dans les limites étroites du matériel ? A cette question, la Torah ne semble donner qu’une réponse : en « créant du vide », ou plus précisément en mettant une limite à la volonté de puissance, de maîtrise du monde matériel, en invitant l’homme à s’ouvrir à ce qu’il ne contrôle pas.
La sainteté se caractérise ainsi par ce mouvement de retrait dans lequel l’homme reconnait ses limites, renonce à la prétention de maîtriser l’ensemble de sa vie, et accepte sa dépendance à l’égard du Boré 'Olam, le Créateur du Monde. De même que D.ieu a mis une « limite » (si l’on peut se permettre cette métaphore) à sa toute-puissance pour permettre au monde et à l’homme d’exister, de même l’homme est invité à mettre une limite à sa volonté de puissance et de maîtrise. La rencontre entre ces deux « limites » permet à la sainteté d’éclore sur terre.
Nous pouvons à présent ouvrir le livre de « Vayikra » (Le lévitique) qui tire son nom du premier verset « L’Eternel appela Moché… ». « Vayikra » signifie effectivement « appeler », D.ieu appelle Moise pour lui transmettre les lois relatives aux sacrifices et de pureté rituelle. Nos Sages s’interrogent sur l’opportunité d’avoir choisi un terme aussi courant et, a priori, peu évocateur pour désigner tout un livre de la Torah. Ils apportent la réponse suivante : ce titre rappelle à l’homme son éminente dignité dans la mesure où chacun est « appelé » par D.ieu à réaliser une mission particulière sur terre. Chaque fois que tu nommeras ce livre de la Torah « Vayikra » souviens-toi que de la même manière que Moïse a été appelé à réaliser une mission extraordinaire sur terre, toi aussi, à ton niveau, tu es appelé à réaliser une mission unique sur terre.
Mais, pour assumer cette « vocation », les Sages de la Torah ont glissé dans l’écriture du mot « Vayikra » une mise en garde. En effet, dans tous les rouleaux de la Torah, le mot Vayikra est écrit avec une petite lettre « aleph » à la fin du mot, plus petite que le reste des lettres de la Torah. Cette lettre permet de lire ce mot « Vayikra » et non « Vayiker ». Si le premier signifie « appeler », le second signifie « survenir par hasard ». D.ieu « appelle » avec affection Moise, Son prophète par excellence, mais il « survient » à Bilam le mauvais prophète des nations. Entre ces deux manifestations diamétralement opposées de la providence divine, seul un petit aleph constitue la différence. Entre la « vocation » d’un homme (« mikra ») et le hasard (le « mikré »), il se joue un « presque-rien » qui fait toute la différence et qui donne à la vie humaine tout son sens.
A la sainteté du temps et de l’espace, il faut ajouter la sainteté de l’homme qui réside notamment dans sa capacité à se comporter comme partenaire de « D.ieu » dans l’œuvre de la création et à répondre à l’appel qui lui est lancé, sans laisser sa vie être régie par le règne du « hasard ».
Relisons à cet égard les mots du grand philosophe médiéval Maimonide au sujet dès règles relatives aux « jeûnes » et qui prennent un relief particulier ces jours-ci :
« C'est un commandement positif de la Torah de crier et de sonner de la trompette pour tous les maux qui s'abattent sur la communauté ; comme il est dit (Nombres 10:9), "sur un ennemi qui vous attaque et vous sonnez de la trompette". C'est-à-dire que pour tout ce qui vous trouble - comme la famine, la peste, les sauterelles et ce qui leur ressemble - criez à leur sujet et sonnez des trompettes.
[…] Seul le repentir mettra un terme à ces maux.
Mais s'ils ne crient pas et ne sonnent pas de la trompette, mais disent plutôt : "Ce qui nous est arrivé est le cours naturel des choses, et ce malheur n'est qu'un hasard" - c'est là certainement une réaction cruelle, qui les pousse à s'en tenir à leurs mauvaises actions. Et les ennuis s'ajouteront à d'autres ennuis. » (Maimonide, Michné Torah, Hilkhot Ta'anit, 1, 1-3)
Puissions-nous, avec l’aide d’Hachem, ressentir avec force, à la lecture du premier mot de notre Paracha « Vayikra », « l’appel » que l’Eternel envoie à chacun de nous afin de nous rapprocher de Lui, chacun à notre niveau, et progresser dans l’étude de la Torah, la pratique des Mitsvot et le raffinement de nos qualités de cœur et de générosité. Cette lecture prendra un relief particulier cette année où, dans beaucoup de pays, nul ne pourra la déléguer à un officiant, mais que chacun devra lire par lui-même.