Un élément fondamental apparaît au tout début de notre Paracha, et ce dernier constitue l’une des plus grandes contributions, quoique peu reconnues, du judaïsme envers le reste du monde.
Jusqu’à présent, Vayikra n’abordait que les sacrifices, la pureté, le Sanctuaire et la prêtrise. En bref, cette dernière traite des endroits saints, des offrandes saintes, l’élite et du peuple saint - Aharon et ses descendants - qui les dirigent. Tout d’un coup, au chapitre 19, le texte prend une tout autre tournure, et inclut l’entièreté du peuple juif et la vie dans son ensemble :
L'Éternel parla à Moïse en ces termes : « Parle à toute la communauté des enfants d'Israël et dis-leur : "Soyez saints ! Car Je suis saint, Moi l'Éternel, votre D.ieu." »
Il s’agit de la première et unique fois dans le livre de Vayikra qu’une telle formulation est employée. Les Sages stipulent que le contenu du chapitre a en fait été proclamé par Moché à l’intention d’un rassemblement formel de la nation entière (Hakel). Le peuple tout entier reçoit le commandement d’être saint, et pas uniquement l’élite, soit les prêtres. La vie en soi doit être sanctifiée, tel que le chapitre s’apprête à le souligner.
La sainteté devra s’exprimer par la façon dont le peuple conçoit ses vêtements et sème ses champs, dont le système de justice est géré, ainsi que par la manière dont les employés sont payés et les affaires sont menées. Les gens vulnérables, les sourds, les aveugles, les aînés et les étrangers doivent recevoir une protection spéciale. La société tout entière doit être dirigée par l’amour, sans rancœur ou vengeance.
En d’autres termes, nous sommes confrontés à la démocratisation radicale de la sainteté. Toutes les sociétés anciennes étaient dirigées par des prêtres. La Torah nous mentionne quatre exemples de prêtres non-israélites, Malkitsédèk, qui a vécu à l’époque d’Avraham, et qui est décrit comme étant un leader spirituel remarquable ; Potiphar, le beau-père de Yossef, qui symbolise les prêtres égyptiens de manière générale et dont la terre n’a pas été nationalisée par Yossef et Yitro, le beau-père de Moché, un prêtre de Midyan. La prêtrise n’était pas un attribut propre à Israël, et chez tous les peuples, seule l’élite en avait le monopole. Pour la première fois, l’on retrouve un code de sainteté qui concerne le peuple juif tout entier. Nous sommes tous appelés à être saints.
Par contre, cela n’est pas vraiment surprenant. Cette idée, ne serait-ce que les détails la concernant, nous ont déjà été subtilement indiqués. L’exemple le plus explicite de ce phénomène fait surface lors de la formation de l’alliance au Mont Sinaï lorsque D.ieu ordonna à Moché de transmettre au peuple les paroles suivantes : "Désormais, si vous êtes dociles à Ma voix, si vous gardez Mon alliance, vous serez Mon trésor entre tous les peuples ! Car toute la terre est à Moi, mais vous, vous serez pour Moi une dynastie de pontifes et une nation sainte" (Chémot 19 :5-6), ce qui veut dire, une nation dont chacun des membres a l’opportunité d’atteindre le niveau de prêtre, et une nation qui est foncièrement sainte.
Le premier indice fait surface bien plus tôt, dans le tout premier chapitre du livre de Béréchit, avec son passage absolument révolutionnaire : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail ; enfin sur toute la terre, et sur tous les êtres qui s’y meuvent. » D.ieu créa l’homme à Son image ; c’est à l’image de D.ieu qu’il le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois (Béréchit 1 : 26-27). L’élément révolutionnaire de cette déclaration ne repose guère sur le fait qu’un être humain puisse être façonné à l’image de D.ieu. Cela est exactement la manière dont les rois mésopotamiens et les pharaons égyptiens étaient perçus par la masse. Ils étaient perçus comme les représentants, les images vivantes des dieux. Telle est la manière dont ils extrayaient leur autorité. La révolution toraïque est que tous les êtres humains, et non une petite poignée, détiennent ce statut. Nonobstant la classe sociale, la race, la culture ou la croyance ; tous sont conçus à l’image de D.ieu.
Et c’est ainsi qu’une nouvelle idéologie naquit – bien qu’elle ait pris plusieurs millénaires avant de se cristalliser – et mena à la culture occidentale : les droits inaliénables de la personne, l’idée des droits de l’homme, et éventuellement, les expressions économiques et politiques de ces idées : la démocratie libérale d’une part, et le libre marché, d’autre part.
Mais il serait erroné de penser que ces idées aient été entièrement développées dans l’esprit des hommes lors de l’ère biblique. En fait, cela n’est pas du tout le cas. Le concept des droits de l’homme représente la résultante du dix-septième siècle. La démocratie ne fut pas mise en pratique jusqu’au vingtième siècle. Mais déjà, dans le premier passage de Béréchit, la graine fut plantée. C’est ce à quoi Jefferson faisait allusion lorsqu’il prononça ces fameuses paroles : « Nous tenons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes furent créés égaux », et également ce à quoi John F. Kennedy faisait allusion lors de son discours inaugural. Il évoqua « la croyance révolutionnaire » selon laquelle « les droits de l’homme ne sont pas issus de la bonté de l’État, mais plutôt gracieusement offerts par D.ieu ».
L’ironie du sort est que ces trois textes, la Genèse 1, l’Exode (19 : 6) et le Lévitique 19, sont tous exprimés à l’aide de la voix pontificale que le judaïsme qualifie de Torat Cohanim[1]. Cependant, les prêtres n’étaient pas égalitaires. Ils étaient tous issus d’une seule tribu, les Lévi, et d’une seule et même famille, celle d’Aharon, qui faisait partie de ladite tribu. Mais la Torah nous mentionne que cela n’était pas l’intention d’Hachem à l’origine. Initialement, c’était de l’octroyer aux premiers-nés – ceux qui ont été épargnés de la dernière plaie – qui étaient remplis d’une sainteté unique et perçus comme les ministres de D.ieu. Ce fut seulement après le veau d’or, à laquelle la tribu de Lévi n’avait pas pris part, que le changement eut lieu. Même sans cela, la prêtrise aurait été une élite, un rôle réservé seulement aux premiers-nés masculins. Le concept d’égalité est tellement ancré dans le monothéisme qu’il émerge précisément de la voix pontificale, ceux chez qui on s’y attend le moins.
La raison est la suivante : à l’époque, la religion était essentiellement une guerre de hiérarchie. Avec l’émergence de l’agriculture et des villes métropolitaines, la société était divisée en strates sociales avec à sa tête un dirigeant, entouré d’une cour royale, en dessous duquel se trouvait une élite administrative, et tout en bas de l’échelle, une masse illettrée que l’on utilisait pour achever des petites tâches ou qu’on envoyait à l’armée ; une main-d’œuvre à laquelle on avait recours pour la construction de grands monuments.
Cette structure se maintint grâce à une doctrine élaborée qui prônait une hiérarchie céleste, dont l’origine était véhiculée par des contes, et pour qui le symbole naturel était le soleil, dont la représentation architecturale reposait sur la pyramide ou la Ziggourat, un monument immense large à la base et étroit au sommet. Les dieux avaient combattu et avaient établi un système de domination et de soumission. Se rebeller contre cette hiérarchie allait de pair avec la remise en question de la réalité elle-même. Cette croyance était universelle à l’époque. Aristote croyait que certains étaient destinés à diriger, et d’autres à se faire diriger. Platon a conçu un mythe dans son œuvre La République, selon lequel les divisions de classes existaient puisque les dieux avaient façonné certaines personnes avec de l’or, certaines avec de l’argent, et d’autres avec du bronze. Tel était “le noble mensonge” qui devait être véhiculé et répandu pour qu’une société se protège contre d’éventuels dissidents.
Le monothéisme met de côté tous les fondements mythologiques de la hiérarchie. Il n’y a pas de hiérarchie parmi les dieux puisqu’ils n’existent point, il n’y a qu’un seul D.ieu, Créateur de tous. Cependant, une certaine forme de hiérarchie subsistera toujours : les armées ont besoin de commandants, les films ont besoin de directeurs de production, et les orchestres, de chefs d’orchestre. Mais ces titres sont des positions de fonctions ; elles ne sont pas ontologiques. Ils ne dépendent pas de notre statut à la naissance. Il est donc impressionnant de retrouver ce sentiment d’égalité chez le prêtre lui-même, dont le rôle religieux découle effectivement de son statut à la naissance.
Le concept d’égalité que l’on retrouve dans la Torah et dans le judaïsme de manière générale n’est pas une égalité des richesses : le judaïsme ne s’apparente en aucun cas au communisme. Ce n’est pas non plus une égalité des pouvoirs : le judaïsme ne s’apparente pas à l’anarchie. C’est plutôt une égalité de dignité. Nous sommes tous les citoyens égaux d’une nation dont le souverain est D.ieu Lui-même.
Nous comprenons maintenant l’origine de la structure politique et économique élaborée dans le Lévitique, organisée autour du nombre sept, le signe de la sainteté. Chaque septième jour fait office de repos. Chaque septième année, les produits des champs appartiennent à tous ; les esclaves israélites doivent être libérés, et les dettes, allégées. Chaque cinquantième année, la terre ancestrale doit retourner à ses propriétaires d’origine. Ainsi, les inégalités qui sont le résultat inévitable de la liberté sont atténuées. La logique derrière tout cela est que D.ieu, Créateur de tous, est l’ultime propriétaire de tous : "Nulle terre ne sera aliénée irrévocablement, car la terre est à Moi, car vous n'êtes que des étrangers domiciliés chez Moi" (Lévitique 25:23). D.ieu a non seulement le pouvoir, mais aussi le droit d’imposer des limites à l’inégalité. Nul ne peut être dépourvu de sa dignité à cause de la pauvreté, l’asservissement sans fin, ou bien l’endettement.
Par contre, l’élément le plus remarquable survient après l’ère biblique et la destruction du Second Temple. Confronté à la perte de toute l’infrastructure de la sainteté, du Temple, de ses prêtres et des sacrifices, le judaïsme a transposé toute la ‘Avoda (le service divin) dans la vie quotidienne de chaque Juif. Lorsqu’il prie, le Juif devient un prêtre qui offre un sacrifice. En état de repentir, il devient un Grand prêtre qui expie ses fautes et celles de son peuple. Chaque synagogue, en Israël ou ailleurs, est devenue un fragment du Temple de Jérusalem. Chaque table est devenue un autel, chaque acte de bonté ou d’hospitalité, une sorte de sacrifice.
L’étude de la Torah, qui était autrefois réservée aux Cohanim seulement, est devenue la responsabilité de tout un chacun. Seules quelques personnes avaient la chance de porter la couronne de la Cahanout (prêtrise), mais tout le monde pouvait porter la couronne de la Torah. Un Mamzer Talmid ‘Hakham, un érudit en Torah issue d’une union illégitime, est plus élevé qu’un ‘Am Ha’arets Cohen Gadol, un Grand prêtre qui est ignare, disent les Sages. À l’issue de la tragédie dévastatrice que représentait la perte du Temple, et ce, plus que jamais auparavant, les Sages ont créé un ordre social et religieux qui s’apparente à l’idéal d’un “royaume de prêtres et d’une nation sainte”. La graine avait été plantée il y a longtemps déjà, à l’ouverture du livre de Vayikra (19) : « Parle à toute la communauté des enfants d'Israël et dis-leur : "Soyez saints ! Car Je suis saint, Moi l'Éternel, votre D.ieu". »
La sainteté nous appartient à tous lorsque nous faisons en sorte que nos vies soient dédiées au service divin, et la société, transformée en récipient pour accueillir la Présence divine.
Chabbath Chalom !
[1] Évidemment, il y a également un appel prophétique à l’égalité. Nous voyons dans tous les livres des prophètes, une critique de l’abus de pouvoir et de l’exploitation des pauvres et des démunis. Ce qui a octroyé tant d’importance à la voix pontificale est que cette dernière est la voix du droit, et ainsi de toutes les structures légales qui ont contrecarré la pauvreté et mis un terme à l’esclavage.
Traduit par Liora Chartouni dans le cadre d'un partenariat entre Torah-Box et le Rav Sacks