Avec l’ouverture du cinquième livre de la Torah, le livre de Dévarim (Deutéronome), les sections hebdomadaires de la Torah que nous allons lire nous donnent l’opportunité notamment de revenir sur des notions importantes parcourues dans les livres précédents.
C’est ainsi que cette semaine, nous allons lire un verset emblématique de la morale juive et des qualités de cœur valorisées par notre tradition : « Ecoutez également tous vos frères et jugz les équitablement » (Deutéronome, 1-16).
Cette exhortation s’adresse naturellement en premier lieu aux juges qui auront à trancher des litiges et qui doivent s’attacher à écouter chaque partie, respecter le principe du « contradictoire » et des droits de la défense. C’est ainsi que, en quelques lignes, et depuis des millénaires, la Torah a posé de manière claire et définitive l’idée que la justice ne saurait connaître de régimes de faveur que l’on soit riche ou pauvre, puissant ou faible. Notons que ce principe a fini par s’imposer, non sans mal, dans le monde occidental après des siècles de luttes sociales, de révolutions et qu’il demeure bien souvent encore fragile.
Le Rav Avraham Twerski rapporte une illustration inattendue de cette idée. Le Rav Yonathan Eibeshitz était considéré comme un génie depuis son jeune âge, et nombreux étaient ceux qui l’interrogeaient sur les sources de sa grandeur. Ses contemporains lui demandaient notamment : « le Talmud stipule que le Yetser Hatov ( le bon penchant) apparaît à partir de 13 ans, et jusque-là le mauvais penchant a le champ libre, aussi, comment faites-vous pour résiseter aux tentations ? »
Il leur répondait ainsi : « C’est précisément pour cette raison que je parviens à résister. En effet, la Torah nous demande, dans un jugement, d’écouter les deux parties, comment pourrai-je agir en n’écoutant que l’une des deux [le mauvais penchant] ? Aussi, je demande au Yetser Hara’ de patienter en attendant que je puisse entendre les arguments du Yetser Hatov… »
Et le Rav Twerski d’élargir cette conclusion à chacun : lorsque l’on ressent une tentation de fauter, il faut s’efforcer de convoquer le Yetser Hatov et lui demander d’exposer ses arguments, nous pourrons ainsi décider en toute conscience et refroidir l’ardeur que le mauvais penchant essaie de nous insuffler…
Comme nous l’avons vu, lorsque la Torah évoque l’idéal de justice qu’elle préconise, elle demande aux hommes de juger leurs prochains « équitablement » « bé tsedek ». Cette précision à de grandes répercussions dans la vie individuelle et elle sous-tend un principe éthique fondamental dans la relation de l’homme à son prochain.
Juger « équitablement » son prochain consiste non seulement à rendre une justice intègre à son endroit, ne pas fausser le droit, mais, en outre, cela consiste à le juger « positivement », « be tsedek » avec mansuétude pourrait-on dire.
C’est ainsi que les Maîtres du judaïsme exhortent les hommes à juger autrui avec « bienveillance » « le kaf ze’hout’ », en s’efforçant de lui trouver des mérites même quand les circonstances ne s’y prêtent pas facilement, ou tout au moins, des circonstances atténuantes, lorsqu’on le prend en défaut. Et quand bien même, nous n’y parviendrions pas, nous pouvons toujours penser qu’il a regretté son erreur et qu’il a fait « téchouva » c’est-à-dire qu’il s’est repenti et a décidé de s’amender.
Un passage du Traité Shabat du Talmud de Babylone expose de manière magistrale ce principe et sa récompense.
« Les Sages nous enseignent : « Celui qui juge l'autre favorablement est lui-même jugé favorablement ».
Un jour, un homme de la Haute Galilée avait été engagé pour travailler pour un propriétaire terrien dans le Sud pendant trois ans. La veille de Kipour, il a dit au propriétaire : "Donnez-moi mon salaire, et j'irai nourrir ma femme et mes enfants’’. Le propriétaire lui a dit : « Je n'ai pas d'argent ». Il lui répondit : « Dans ce cas, donnez-moi mon salaire sous forme de produits agricoles. Il lui a répondu : Je n'en ai pas ». L'ouvrier lui a dit : Donne-moi mon salaire sous forme de terre. Le propriétaire lui a dit : "Je n'ai pas de terre’’. L'ouvrier lui dit : « Donne-moi mon salaire sous forme d'animaux ». Il lui dit : « Je n'en ai pas ». L'ouvrier lui dit : « Donne-moi des coussins et des couvertures ». Il lui a dit : « Je n'en ai pas ». L'ouvrier a mis ses outils en bandoulière derrière lui et s'est rendu chez lui désemparé
Après la fête de Soukkot, le propriétaire a pris en main le salaire de l'ouvrier, ainsi qu'une cargaison qui nécessitait trois ânes, un chargé de nourriture, un chargé de boisson et un chargé de friandises, et s'est rendu au domicile de l'ouvrier. Après qu'ils aient mangé et bu, le propriétaire lui remit son salaire.
- Le propriétaire lui demanda « Quand tu m'as dit : Donne-moi mon salaire, et je t’ai répondu : Je n'ai pas d'argent, de quoi me soupçonnais-tu ? L'ouvrier a répondu : " Peut-être que la possibilité d'acheter des marchandises à bas prix s'est présentée, et que tu les as achetées avec l'argent que tu me devais, et donc que tu n'avais pas d'argent disponible’’.
- Le propriétaire lui demanda ensuite : Et quand tu m'as dit : Donnez-moi des animaux, et je t’ai répondu: Je n'ai pas d'animaux, de quoi me soupçonnais-tu ? L'ouvrier a répondu : Peut-être que les animaux sont loués à d'autres.
- Le propriétaire lui demanda également : Quand tu m’as dit : Donne-moi une terre, et j'ai dit : Je n'ai pas de terre, de quoi me soupçonnais-tu ? L'ouvrier a répondu : Peut-être que la terre est louée à d'autres, et que vous ne pouvez pas prendre la terre aux locataires.
- Le propriétaire poursuivit et lui demanda : Et quand tu m'as dit : Donnez-moi des produits, et j'ai dit : "Je ne peux pas prendre les terres des locataires : Je n'ai pas de produits, de quoi m'avez-vous soupçonné ? L'ouvrier a répondu : Peut-être que les produits agricoles n'ont pas été prélevés de la dîme, et c'est pour cela que tu ne pouvais pas me les donner.
- Le propriétaire demanda enfin : Et quand j'ai dit : Je n'ai ni coussins ni couvertures, de quoi me soupçonnais-tu ? L'ouvrier a répondu : Peut-être a-t-il consacré tous ses biens au Ciel et n'a-t-il donc rien à disposition pour le moment.
Le propriétaire lui a répondu : je te certifie que c’est exactement ce qui s’est passé […] De même que vous avez jugé favorablement, puisse Dieu vous juger favorablement. (Traité Shabat 127 b)
Comme chacun le comprend, cette qualité qui consiste à juger favorablement son prochain n’est pas aisée car elle suppose de passer outre sur son amour propre, parfois même sur son « honneur », elle implique également une grande « émouna », une grande foi susceptible de détacher les hommes des rivalités d’égo en comprenant que c’est l’Eternel, Seul, qui préside aux destinées individuelles.
Cet enseignement revêt une valeur toute particulière dans ces jours qui précèdent Tisha beAv et qui commémorent la destruction du Temple de Jérusalem. Nos Sages nous disent à ce sujet que le deuxième Temple a été détruit en raison de la haine gratuite qui déchirait le peuple, et que le troisième Temple sera reconstruit grâce à l’amour gratuit entre les hommes. Or, ce qui y fait obstacle, c’est bien souvent le jugement que nous portons sur autrui, sur nos différences de sensibilité, de priorité, de choix de vie.
Puissions-nous, chacun à notre niveau, avec l’aide de D., essayer de progresser dans ce domaine en nous efforçant de juger favorablement notre prochain. Il s’agit d’une grande ambition mais toutes les petites victoires que nous obtiendrons dans ce domaine sont probablement extrêmement précieuses et chères aux yeux de l’Eternel.
Puissions-nous, avec l’aide d’Hashem, avoir le mérite d’assister très prochainement à la venue du Mashia’h et à la reconstruction du Beth Hamikdash !