Pour comprendre Eli Cohen, il faut comprendre ce qu’est un Juif égyptien. Le plus grand espion israélien de tous les temps, qui réussit à s’infiltrer pendant 3 ans dans les plus hautes sphères politiques et militaires de Syrie, arrêté en février 1965 et torturé, demandera la veille de son exécution, comme dernière volonté, d’écrire une lettre à sa femme et à ses enfants, 4 ans, 2 ans et demi et 5 mois, résidant à Bat Yam :
18.05.1965
« À Nadia, mon épouse et à ma famille bien-aimée,
Je vous écris ces dernières paroles en espérant que vous resterez toujours unis.
Je te demande Nadia, de me pardonner et de prendre soin de toi, des enfants, et de veiller à leur bonne éducation…
Ma chère Nadia, ne sois pas en deuil de ce qui s’est passé, mais regarde vers le futur.
Tu peux épouser un autre homme, qui deviendra un père pour nos enfants.
Je vous envoie mes derniers baisers, à toi, Sophie, Irit, Chaï et toute la famille…
Priez pour l’élévation de mon âme,
Eli »
Tout est dit dans ses derniers mots. Son courage, sa trempe d’acier, sa sensibilité à autrui et sa foi.
Eli Cohen, né à Alexandrie en 1924, incarne cette communauté juive égyptienne, cosmopolite, distinguée où dès l’enfance on parle couramment 5 langues. Le Juif égyptien, profondément attaché à son judaïsme mais ouvert au monde, se situe culturellement au point de rencontre entre le raffinement occidental et la chaleur orientale. Généreux, totalement dévoué à sa tâche, discret : il est un être rare.
La fin d’une époque
Lorsque Nasser monte au pouvoir en 1952, renversant la monarchie du roi Farouk, c’est la fin du rêve. L'Égypte qui avait permis à la communauté juive de s’épanouir, pose l’accord final et pathétique d’une longue et belle cohabitation pacifique entre Juifs et Arabes. Sur les 759 sociétés créées en Égypte entre 1885 et 1960, 34,5 % le furent par des Juifs. Lors de Roch Hachana et Kippour, le quartier des affaires était fermé au Caire, alors que cafés, restaurants, lieux de divertissement marchaient « au ralenti ». Le nouveau et charismatique président Gamal Abdel Nasser prône un nationalisme arabe pur et dur, qui sonne le glas de cette communauté juive si respectée et respectable. Ses membres prendront à nouveau le chemin de l’exil, pour l’Europe, les USA et Israël, laissant derrière eux tous leurs biens, confisqués intégralement par le nouveau gouvernement. Abandonnant fortune, appartement, mobilier, compte en banque, certains avalent subrepticement quelques diamants, avant la grande traversée vers l’ailleurs. Ils devront tout refaire en arrivant à Paris, Milan ou New York. Eli sera le dernier à quitter l’Égypte en 1957, n’arrivant en Terre Sainte qu’après avoir organisé clandestinement le départ de ses frères vers Israël.
Le Mossad qui cherche des agents de type arabe et parlant couramment la langue pour les infiltrer en Syrie - le pays ennemi le plus agressif et le plus menaçant pour le jeune État hébreu-, l’engagera en 1960, alors qu’il habite à Bat Yam, marié et installé.
Nouvelle identité
Il va s’appeler désormais Kamel Amin Thaabet, sera un Syrien exilé en Argentine, qui aurait hérité d’un grand-père millionnaire et reviendrait vivre à Damas. Tous les dignitaires syriens mordent à l'hameçon et tombent sous le charme de cet homme raffiné, intelligent, de belle prestance, à la moustache fournie, qui les invite dans sa villa près de Damas pour des fêtes somptueuses. La boisson coule, et l’ambiance aidant, ils commencent à délier leur langue. On cherche sa compagnie et au fil du temps, il va pénétrer si loin dans les réseaux hyper secrets de la sécurité syrienne, qu’il sera pressenti pour seconder le ministre de la Défense !!! James Bond est risible à côté de lui.
Dans un puits profond, rempli de serpents et de scorpions, seul avec sa radio émettrice et ses microfilms, l’homme descend précautionneusement, à tâtons, dans une profonde obscurité, entouré des ennemis les plus cruels de son peuple; il se fait des relations, et finit par se rendre indispensable. Toutes les portes s’ouvrent devant lui. C’est l’espion de génie, le virtuose.
Il aurait réussi à transmettre des informations si précieuses, qu’on pense aujourd’hui, que la victoire de la Guerre des 6 jours lui reviendrait partiellement. Il révèle à Israël l’emplacement exact d’avions neufs livrés à la Syrie, permettant aux chasseurs de Tsahal de les détruire en une seule frappe. Il visite dans les hauteurs du Golan un site de bunkers abritant des bases de tirs et des canons pointés sur Israël, et proposera à l'état-major syrien d’y planter des arbres pour mieux camoufler le lieu. Trop fort ! Ces eucalyptus permettront à Israël de repérer leur cible comme un jeu d’enfant…
Il ne rentre au pays que tous les 6 mois, via de nombreuses escales. Lors de ce qui sera sa dernière visite en Israël, en 1964, il n’est pas tranquille. Il s’isole et manifeste un comportement d’homme traqué. Mais Nadia ne peut pas poser de questions. Elle ne sait presque rien si ce n’est que son mari fait des missions “top secrètes”.
Est-ce que les Syriens ont commencé à se douter de fuites internes, car les frappes israéliennes étaient trop précises ? Est-ce qu'Eli, avec tout son matériel d’espionnage, a sans le vouloir, alerté ses voisins de l’Ambassade d’Inde, qui se seraient plaints qu’on brouillait leurs ondes ?
Ou enfin, est-ce que cet arabe syrien pure souche, prenant des renseignements sur un criminel de guerre nazi, nommé Brunner, caché en Syrie, aurait éveillé des soupçons sur sa véritable identité ? La réponse reste floue.
Il n’en reste pas moins que la famille d'Eli reproche au Mossad d’avoir insisté trop lourdement pour qu'il accepte la dernière mission qui lui fut fatale. Il écoutera sa conscience professionnelle, au prix de sa sécurité, et retournera dans la gueule du loup, ses supérieurs l’exhortant d’effectuer à nouveau le voyage pour Damas. Une fois de trop.
Épilogue
Eli était l'aîné. Son jeune frère, Avraham, “l’archiviste” de la famille raconte :
« Lors du décès de notre père, c’est lui qui m’a appris les mots du Kaddich, et alors qu'il était déjà en mission, on a trouvé une lettre où il s’inquiétait de savoir si on priait bien pour l’élévation de l’âme de notre père. Il réussit à manger de la Matsa à Damas, entrant dans un commerce juif, prétendant avoir faim, et se faisant apporter ce que « les Juifs mangeaient à cette période de l’année » (rapporté par la fille du marchand en question).
La famille Cohen était très pratiquante et gardait le Chabbath. Eli priait, mettait les Téfillines et dans sa jeunesse, s’apprêtait à devenir rabbin sous les encouragements du rav Ventura d’Alexandrie. Mais le séminaire rabbinique ferma, et Eli se dirigea alors vers une carrière d’ingénieur électronique.
Les Syriens ne lui permirent pas d’avoir un avocat lors de son procès et lui interdirent tout contact avec sa famille. Alors que son dernier jour arriva, il avança la stature droite vers la potence dressée sur la grande place d’Al Marjeh à Damas. Il prononça le Vidouï, avec le Grand-Rabbin de Syrie, Andivo-Cohen, qui, bouleversé, buta sur certains passages du texte saint. Ce fut Eli, la gorge serrée, mais complètement en possession de ses moyens, qui apaisa le rav, et prononça avec exactitude les derniers mots. Ses restes sont demeurés en Syrie, et jusqu'à aujourd’hui personne ne sait où ils demeurent.
Y a-t-il meilleur moment que cette dernière bougie de 'Hanouka, pour se rappeler d’Eli Cohen, héros de notre peuple, lueur vibrante qui osa pénétrer l’obscurité la plus épaisse, pour protéger les siens. Que très bientôt, il puisse reposer en Terre Sainte, celle pour laquelle il fut prêt à donner sa vie. Amen.
(Ce texte est dédié à mon père de mémoire bénie, Jacques Jabès, Juif égyptien, généreux, dévoué, qui sans discours, nous a transmis les valeurs éternelles qui l’habitaient.)