« Il [Ya'acov] leur ordonna [aux anges] en disant : "Vous direz ainsi à mon maître, à Essav : ‘Ainsi dit ton serviteur Ya'acov : Avec Lavan j’ai séjourné, je me suis attardé jusqu’à présent. Sont venus à moi bœuf et âne…’" » (Béréchit 32,5-6).
Rachi explique sur les mots « J’ai séjourné » : je ne suis pas devenu prince ou une personne importante, mais plutôt un étranger. Il ne vaut pas la peine que tu me haïsses à cause de la bénédiction que ton père m’a donnée — « Tu régneras sur ton frère » — parce qu’elle ne s’est pas concrétisée en moi.
Rachi commente les mots « Sont venus à moi » : Papa m’a dit « De la rosée des cieux et de la graisse du pays », mais [ma propriété] n’est pas des cieux ou de la terre.
Le début de la Paracha porte sur la préparation à la confrontation entre Ya'acov et Essav. Ya'acov tente d’apaiser son frère en colère en lui envoyant des cadeaux et des messages apaisants. Il explique à Essav qu’il n’a aucune raison d’être jaloux des bénédictions que Ya'acov lui a « volées » (promettant richesse et prestige), parce qu’elles ne se sont pas réalisées. En effet, Ya'acov n’est qu’un simple étranger dans un pays étranger. La bénédiction promettait bontés des cieux et de la terre, mais Ya'acov montre à Essav que son bétail et ses biens n’ont rien des « cieux ou de la terre » ; il n’est donc pas utile de l’envier.
Deux difficultés se posent. Rav Moché Feinstein[1] souligne que Ya'acov semble nier la véracité des bénédictions - comment peut-il croire ou affirmer que les bénédictions divines qu’il a reçues soient insignifiantes ? Deuxièmement, il est évident qu’une bénédiction ne se concrétise pas immédiatement — par exemple, celle faite aux Avot à propos de la Terre d’Israël prit plusieurs siècles avant de se réaliser. Alors pourquoi Ya'acov se plaint-il de n’avoir pas encore bénéficié des Brakhot ?
Pour répondre à ces questions, il nous faut savoir qu’Essav et Ya'acov avaient une vision du monde fondamentalement différente.[2] Essav vivait dans le présent, s’attendait à des récompenses et des sources de satisfaction immédiates. Il n’était pas intéressé par les résultats à long terme, il voulait tout « maintenant ». Son prénom le prouve, d’ailleurs ; Essav est né « ready-made ». Il ne vécut aucun processus de croissance et de développement vers quelque chose de plus grand, de plus noble ; dès sa naissance, il était accompli. En revanche, Ya'acov porte ce nom, car il rappelle le talon, « Ékev ». C’est une allusion au fait qu’il commence par le bas et se fraye patiemment un chemin vers le haut. Bien évidemment, Ya'acov est conscient de l’approche « court terme » de son frère. Quand il s’agissait du droit d’aînesse (Parachat Toledot), Ya'acov dit à Essav : « Vends-moi, comme ce jour, ton droit d’aînesse » [3]. Les mots « comme ce jour » semblent superflus, on ne comprend pas ce que Ya'acov ajoute en les employant. Le Sforno[4] explique que c’est aune allusion au fait qu’Essav vit « pour la journée », au point que, pris par la faim, il ne sait même plus faire la différence entre un bol de soupe et la couleur rouge. Ya'acov lui transmettait donc le message suivant : il ne faisait aucun doute qu’Essav ne serait pas en mesure de remplir le rôle du premier-né ; c’est un statut qui exige un service divin sur le long terme. Or, Essav se focalise sur le présent, sur ce qu’il voit devant lui, sans chercher plus loin. Essav accepta cette remarque et rejeta son droit d’aînesse en échange d’une récompense immédiate ; un plat de soupe aux lentilles.
Essayons à présent de répondre aux deux questions posées précédemment. Ya'acov savait pertinemment que les bénédictions allaient se concrétiser et il était prêt à attendre. Mais en parlant à Essav, il adaptait ses propos à l’approche de ce dernier ; Essav cherche les résultats immédiats, il n’est pas prêt à attendre, à se focaliser sur le long terme. D’ailleurs, en voyant que Ya'acov n’a pas joui de ces bénédictions au cours des dernières années, celles-ci semblent inutiles et futiles à ses yeux.
Quasiment tous les Réchaïm adoptent l’approche d’Essav ; ils cherchent les avantages à court terme. Spirituellement parlant, cela signifie qu’ils échangent facilement un Olam Kayam (un monde permanent) contre un Olan Over (un monde transitoire). Mais cette vision ne touche pas seulement les Réchaïm. Quand une personne se trouve devant un dilemme et doit choisir entre le plaisir du moment ou une vision à long terme, quitte à ne pas recevoir de récompense instantanée, si elle n’a pas le « sens de la spiritualité », elle optera pour le présent. Et à long terme, elle sera perdante.
Le succès dans le domaine spirituel (et presque toujours dans le domaine physique également) implique une considération des conséquences à long terme de nos décisions, même si à court terme, les résultats paraissent peu enviables. Rav Issakhar Frand raconte, à ce propos, l’histoire suivante.
Rav Moché Soloveitchik qui vécut en Suisse (Zurich) il y a plusieurs années, donna conseil à un couple qui souffrait de problèmes conjugaux. Le mari affirma : « Ma femme se trompe, elle a tort, tout simplement ! Nous n’arrivons pas à nous entendre. » Rav Soloveitchik répondit : « Elle a peut-être tort, mais si vous vivez dans le Chalom et que la maison est sereine, vos enfants et vos petits-enfants grandiront dans cette ambiance et deviendront des personnes différentes, bien meilleures ! Considérez les choses sur le long terme, cela vous sera bien plus bénéfique que de remporter la bataille à court terme et de jouir du fait que "J’avais raison !". Le Juif ne cherche pas la gratification instantanée, il vise l’avenir. »
C’est la différence entre Essav et Ya'acov. Puissions-nous mériter d’imiter notre ancêtre et de considérer les choses à long terme, pour jouir d’un avenir — et d’un présent — meilleur.
[1] Darach Moché, Béréchit 25,31. Sa réponse diffère de celle présentée ici.
[2] D’après Rav Issakhar Frand.
[3] Béréchit 25,31.
[4] Sforno, Béréchit 25,31.