Au moment où Ya’akov quitte la terre de Canaan pour rejoindre Yossef en Égypte, le verset rapporte les détails suivants : « Les enfants d’Israël firent monter leur père, leurs enfants et leurs femmes dans les voitures envoyées par Pharaon pour le faire voyager. Ils emportèrent leurs troupeaux et les biens qu’ils avaient acquis dans le pays de Canaan et ils vinrent en Égypte. » (Béréchit 46, 5-6).
Le sens de cette dernière précision – « les biens acquis dans le pays de Canaan » – est relevé par Rachi, lorsqu’il précise : « En revanche, les biens acquis à Padan Aram, Ya’akov les céda à ‘Essav en contrepartie de sa part dans la grotte de Makhpéla. Il s’était dit : ‘Les biens acquis en-dehors de la terre d’Israël ne me conviennent pas !’. C’est en ce sens que [peu avant son décès (Béréchit 50, 5), Ya’akov dit de la grotte de Makhpéla qu’elle est] ‘la tombe que j’ai acquise [Kariti]’, parce qu’il avait formé un tas [Kéri] avec tout son or et son argent et avait dit à ‘Essav : ‘Prends-les !’ ».
Des fioles précieuses ?
Il convient cependant d’opposer ces propos à un autre commentaire de Rachi, encore frais dans nos mémoires : « ‘Ya’akov étant resté seul’ – Ayant oublié de petites fioles, il était retourné les chercher » (Béréchit 32, 25).
Dans la Paracha de Vayichla’h, Ya’akov se prépare à la rencontre cruciale avec son frère ‘Essav, après plus de deux décennies de séparation. Ayant fait traverser à tout son campement la rivière de Yaboc, Ya’akov revient sur ses pas pour récupérer ces fameuses « petites fioles ». Or quel était l’intérêt de ces modestes ustensiles ? Le Talmud l’annonce : « Ceci nous apprend qu’aux yeux des Justes, leur argent est plus précieux que leur propre vie. Pourquoi tant que cela ? Parce qu’ils ne profitent pas du produit du vol. » (‘Houlin 91/a).
Ceci n’est-il pas contradictoire ? Les mêmes ustensiles pour lesquels Ya’akov risqua sa vie – par leur faute, il dut affronter seul l’ange d’Essav – perdent soudain toute importance. Il les cède désormais volontiers à son frère, sous prétexte que « les biens acquis en-dehors de la terre d’Israël ne me conviennent pas. » !
Finalité de la matière
Attachons-nous tout d’abord à comprendre le sens de cette dernière exégèse : que signifie le formidable intérêt qu’accordent les Justes à leur argent ?
L’argent, comme toute acquisition matérielle, constitue aux yeux du Juste un instrument qu’il exploite au service du Créateur. L’homme animé d’une grande profondeur sait que tout bien confié entre ses mains l’est dans un but précis, et c’est au prix d’efforts spirituels qu’il acquiert chacun d’eux. Voilà pourquoi – outre l’évidence de l’interdiction de voler – les Justes s’attachent tant à ne pas profiter du produit du vol : parce que toute matière a une finalité spirituelle, utiliser le bien d’autrui revient à violer sa dimension spirituelle, et à priver leur légitime propriétaire du privilège qu’ils en ont. On sait avec quels zèle et abnégation Ya’akov s’était consacré à garder le troupeau de son beau-père Lavan : « Pendant ces vingt ans que j’ai passés chez toi (…) j’étais le jour en proie au hâle et aux frimas la nuit ; le sommeil fuyait de mes yeux… » (Béréchit 31, 40). Cette abnégation n’était pas seulement une preuve de fidélité : pour lui, elle témoignait d’un travail acharné dont le fruit devait être spirituellement mis à profit. Voilà qui explique l’importance particulière qu’attachait Ya’akov à ses biens matériels. Voyons à présent ce qui le convainquit d’y renoncer.
Le nom d’impureté
Il est dit dans la Paracha de ‘Hayé Sarah : « Avraham donna tout ce qu’il possédait à Its’hak. Quant aux fils des concubines qu’avait eues Avraham, il leur fit des présents. » (Béréchit 25, 5-6). Rachi : « Nos Sages expliquent qu’il leur transmit un nom d’impureté ».
Quel est ce nom d’impureté ? Le Ba’al Hatanya (ch.6) explique que toute réalisation faite en ce monde – que ce soit au niveau de l’acte, de la parole ou de la pensée – qui n’est pas consacrée à D.ieu, appartient aux « forces de l’impureté ». Autrement dit, le but fondamental de toute existence matérielle est d’être consacrée à la spiritualité ; c’est là sa seule véritable raison d’être. Et si elle n’est pas vouée à cet objectif ultime, elle restera fatalement le lot de l’impureté.
Dans la suite de cette idée, rav Dessler explique que dans ce monde, la Providence divine accorde à chaque homme les instruments – c'est-à-dire l’ensemble des possibilités et des moyens mis à notre disposition – correspondant à son propre niveau. Chaque instrument est destiné à une personne précise dans un but précis : de la même manière qu’un orfèvre n’a guère d’usage d’une clé à molette, ainsi chacun doit voir dans l’ensemble des moyens mis à sa disposition le « cadre » spirituel dans lequel il lui faut évoluer.
Il convient à cet égard d’ôter toute connotation péjorative à ce « nom d’impureté » : il s’agit en fait de l’ensemble des valeurs de ce bas monde qui ne sont, à l’état brut, qu’impureté. Et parce que les enfants des concubines ne s’étaient pas élevés au niveau de leur patriarche, celui-ci leur attribua la mission de préparer le terrain sur lequel les enfants d’Israël pourraient, à l’avenir, développer leur spiritualité. Ce « nom d’impureté » impliquait donc la mission d’ordonner les valeurs matérielles de ce monde-ci, pour permettre ensuite à Israël de les utiliser à leur fin spirituelle.
Ceci revient à l’idée que nous évoquions précédemment : tout instrument a une fin spirituelle et chacun, à son niveau et selon sa mission, doit s’efforcer de le rapprocher de son accomplissement. Pour ces autres peuples issus d’Avraham, l’aménagement de ce monde n’est pas considéré comme de l’impureté, puisque tel était précisément leur rôle spécifique. La notion d’impureté est donc, par essence, relative : ce qui est impureté pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre.
D’une terre à l’autre
Revenons à présent à Ya’akov. Après avoir franchi la rivière de Yaboc, il se retrouve à nouveau en terre sainte, riche de toutes les expériences vécues à Padan Aram. Mais une fois entré en Erets Israël, les données évoluent et exigent de sa part une nouvelle implication. C’est pourquoi les anges d’Erets Israël viennent alors l’accueillir (cf. Béréchit 32, 2) pour lui livrer les nouveaux « instruments » sur lesquels il devra dorénavant compter.
Mais s’il s’apprête à entamer cette nouvelle étape, le patriarche n’évolue pas moins encore avec les valeurs acquises en-dehors de la Terre sainte. Et c’est encore ces valeurs qu’il lui faudra exploiter pour poursuivre son parcours. Arrivé au gué du Yaboc, il ne peut se permettre de renoncer au plus petit ustensile, car pour lui ce serait comme sacrifier une expérience acquise.
Mais au seuil de son départ pour l’Égypte, Ya’akov a déjà passé de nombreuses années à s’imprégner des valeurs de la Terre sainte. Désormais, les instruments acquis à Padan Aram perdent leur portée et leur signification. Devenus obsolètes, ils ne méritent plus que Ya’akov leur accorde autant d’importance qu’auparavant, et c’est ainsi qu’il les cède sans regret à son frère ‘Essav. Car ce qui, à un moment donné, est l’objet des plus grandes attentions, peut perdre son intérêt avec le temps et mériter d’être remplacé par de nouveaux supports plus adaptés.