Dans la paracha Vayéra, au moment où les trois anges se présentent à Avraham sous l’apparence de nomades, le patriarche s’exclame : « Seigneur ! Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas ainsi devant ton serviteur » (Béréchit 18, 3).
Selon l’approche simple de ce verset, note Rachi, Avraham s’adresse ici au plus important des trois hommes, et le prie d’accepter son invitation. Mais il existe une seconde interprétation, également citée par le maître de Troyes, selon laquelle le mot « Seigneur » fait référence à D.ieu. Cette explication est aussi celle retenue par le targoum d’Onkelos, et signifie qu’Avraham implore D.ieu – venu lui rendre visite après sa circoncision – de ne pas le quitter et de le laisser aller accueillir ses invités.
Le Talmud (Chabbat 127/a) déduit de cette lecture du verset que « l’accueil des invités est plus important que le fait de recevoir la Chékhina ! » Les commentateurs s’interrogent toutefois sur cette assertion : qu’est-ce qui permet au Talmud d’affirmer que l’accueil des invités est plus important ? Peut-être ces deux mitsvot sont-elles d’une importance égale ? En effet, Avraham n’a pas renoncé à parler à la Chékhina pour aller accueillir ses invités ; au contraire, nous voyons bien qu’il demanda à D.ieu de rester là, en attendant qu’il accomplisse l’autre mitsva…
Selon le Gaon de Vilna, la réponse tient dans une halakha stipulant que lorsqu’un élève quitte son maître, il ne doit pas lui tourner le dos mais se retirer à reculons. La même règle s’applique au Cohen Gadol, lorsqu’il sortait du Saint des Saints, ou à un simple Cohen lorsqu’il quittait le Sanctuaire : ils devaient se retirer à reculons, en marque d’honneur pour le lieu qu’ils quittaient.
Lorsqu’Avraham alla à la rencontre de ses invités, il fut confronté à un lourd dilemme : d’une part, il ne pouvait se retirer de la Chékhina en lui tournant le dos, comme l’énonce cette loi. Mais d’autre part, aller accueillir des invités en leur présentant le dos n’était aussi guère convenable. Or, la Torah révèle qu’en les voyant, « Avraham courut à leur rencontre. » Ce qui nous apprend que le patriarche opta pour la première option, et choisit de tourner le dos à la Chékhina pour aller à la rencontre de ses invités. La preuve est donc établie que l’accueil des invités est effectivement plus important que le fait de recevoir la Chékhina, attendu qu’Avraham donna la préséance à la première.
Un accueil authentique
On rapporte au sujet de l’accueil des invités une histoire édifiante. Leib, un jeune garçon de quatorze ans, étudiait dans une Yéchiva en Russie. A l’approche d’une période de vacances, il entreprit le long voyage qui devait le ramener chez ses parents, à Stutchin, dans la lointaine Pologne.
Le train qui devait le ramener chez lui était censé entrer en gare le jeudi après-midi, après quoi il roulerait pendant une journée entière jusqu’à destination. Le jeune homme savait que même si, par miracle, le train respectait ses horaires, il serait chez lui seulement quelques heures avant le Chabbat.
Mais le miracle n’arriva pas, et le train entra en gare seulement le jeudi soir. Le départ fut donc repoussé au lendemain matin et, en prenant place dans un wagon, le jeune Leib comprit qu’il devrait trouver sur la route un lieu d’accueil pour le Chabbat. Lorsque le contrôleur passa, il l’interrogea sur les différentes stations qu’ils allaient rencontrer durant le trajet, en espérant reconnaître le nom d’une ville où vivait une communauté juive et où il pourrait être accueilli. A son grand soulagement, l’homme lui apprit qu’ils allaient passer par une ville qu’il savait être proche de Radin.
Radin était la ville où vivait son grand-oncle, l’illustre ‘Hafets ‘Haïm. Ainsi, le jeune homme n’avait plus de souci à se faire quant à son Chabbat, et il aurait de plus l’occasion de passer une journée entière auprès du grand homme. Lorsque le train stoppa dans la ville dite, Leib demanda son chemin et s’empressa de rejoindre Radin avant l’entrée du jour saint.
En arrivant sur place, sa grand-tante l’accueillit chaleureusement et lui apprit que son mari, qui avait l’habitude d’étudier avec un groupe de fidèles peu avant l’entrée du Chabbat, était déjà parti à la synagogue. L’épouse du ‘Hafets ‘Haïm proposa au jeune homme, qui n’avait quasiment pas dormi la nuit précédente, de se reposer un peu avant de se rendre à la synagogue.
Leib s’installa donc dans un fauteuil et, encore tout courbaturé du voyage, il ne tarda pas à s’assoupir. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il découvrit le ‘Hafets ‘Haïm assis à la table du salon, plongé dans un livre d’étude. En voyant le jeune garçon s’éveiller, le grand maître le salua chaleureusement, lui suggéra d’aller se laver les mains et de réciter la prière d’arvit. Après quoi, l’épouse du rav les rejoignit et ils s’attablèrent tous les trois pour prendre ensemble le repas du Chabbat.
A la fin du repas, le rav et son épouse se retirèrent dans leur chambre, et Leib regagna le fauteuil dans lequel il s’était assoupi. Mais comme il s’était réveillé à peine un peu plus tôt, il peina à trouver le sommeil. Après quelques minutes, il se rendit dans la cuisine pour boire un verre d’eau. Mais là-bas, il découvrit à sa grande surprise une pendule, qui indiquait quatre heures ! Comment se pouvait-il qu’il soit si tard ? Cette pendule devait certainement être déréglée ! Le jeune homme, ne parvenant pas à résoudre cette énigme, rejoignit finalement son lit improvisé et trouva un peu plus tard le sommeil.
Le matin, il entra dans la cuisine et y trouva la Rabbanite qui l’accueillit avec un large sourire : « As-tu bien dormi ? » Leib admit avoir mis un certain temps à s’endormir, et confia son trouble à sa grand-tante : « Cette pendule fonctionne-t-elle ? Quand je me suis levé, peu après le repas, j’ai vu qu’elle indiquait quatre heures du matin… »
Ce qu’il apprit alors de l’épouse du maître devait rester gravé dans son esprit toute sa vie durant : « Cette pendule fonctionne parfaitement, et nous avons effectivement terminé le repas bien après trois heures du matin ! Je vais te raconter ce qui s’est passé : quand le rav est rentré hier soir de la synagogue, il a vu que tu dormais profondément. Pour ma part, je voulais te réveiller pour que tu puisses entendre le kiddouch, mais mon mari s’y opposa vigoureusement. Il a soutenu que tu devais être exténué à cause du long voyage, et il insista pour que nous attendions que tu te réveilles. En voyant les heures passer, il a finalement suggéré que notre fils Aharon et moi-même récitions le kidouch et prenions ensemble le repas. Mais pour sa part, le rav s’est obstiné à t’attendre, car il voulait surtout éviter que tu te sentes mal à l’aise. Ensuite, je suis allée me coucher, et nous avons convenu qu’il viendrait me réveiller lorsque tu serais prêt. Pendant toutes ces heures, mon mari t’a attendu patiemment en étudiant, et il insista pour que nous faisions comme si de rien n’était : pour lui, cette attitude était la plus élémentaire marque d’honneur que l’on doit envers un invité ! (tiré de Otsarot haTorah).