Dans la paracha Toledot, il est écrit : « Its’hak aimait Essav, parce qu’il mettait du gibier dans sa bouche ; et Rivka aimait Yaacov. » [1]
L’un des sujets les plus difficiles à comprendre dans parachat Toldoth est la préférence d’Its’hak Avinou pour Essav. Comment un personnage aussi éminent qu’Its’hak pouvait-il croire en la vertu d’Essav et l’estimer plus apte à recevoir les bénédictions que son frère exemplaire ? Le Béer Yossef propose une approche intéressante à ce propos. [2] Il explique qu’il existe deux sortes de personnes vertueuses.
Certains sont naturellement très raffinés et moraux. D’autres ont une inclination plutôt négative et doivent donc fournir beaucoup d’efforts pour surmonter leur yétser hara (mauvais penchant). Il rapporte les propos du Yaavets qui affirme que les gens qui ont un penchant pour le mal sont plus grands. [3]
Il explique ensuite qu’Its’hak pensait que ses deux fils étaient tsadikim (vertueux, justes), mais il vit que Yaacov était le genre de tsadik chez qui les bons traits de caractère étaient innés, tandis qu’Essav était un exemple de tsadik qui devait surmonter son yétser hara.
L’erreur d’Its’hak était de croire qu’Essav avait réussi à maîtriser ses pulsions ; or ce sont elles qui avaient pris le dessus, le menant vers la déchéance. Comment Its’hak put-il rester « aveugle » devant le véritable caractère d’Essav ?
Le Béer Yossef poursuit en affirmant qu’Its’hak savait qu’Essav était né roux, qui est, selon la guemara, la preuve d’un instinct sanguinaire. La guemara affirme que celui qui naît sous ce mazal canalisera son énergie dans des actes où l’on verse du sang. [4]
Si cette tendance est mal utilisée, il deviendra un bandit, tandis que celui qui l’oriente positivement pourra être cho’het [5] ou mohel [6].
Essav devint chasseur, métier que le Béer Yossef compare à celui de cho’het. Its’hak considéra ceci comme une façon positive de canaliser ses tendances violentes. En outre, il utilisa la chasse pour accomplir la mitsva d’honorer son père, en apportant à celui-ci du gibier. C’est pourquoi Its’hak pensait qu’Essav était plus vertueux que Yaacov. Il vit que Yaacov était naturellement rempli de piété, il était donc moins méritant qu’Essav qui avait, d’après Its’hak, surmonté son yétser hara pour devenir tsadik.
On peut développer davantage cette préférence d’Its’hak pour la forme de vertu apparemment incarnée par Essav. Nous savons que chacun des Patriarches excellait dans un trait de caractère particulier. Avraham était l’emblème du ‘hessed, Its’hak représentait la guevoura (la force, la rigueur) [7], et Yaacov était lié au émeth (la vérité). [8]
Les Livres Saints [9] précisent qu’Avraham et Its’hak eurent tous deux un enfant qui avait les mêmes qualités qu’eux, mais qui les utilisa à mauvais escient, et cette qualité s’exprima donc de façon négative. Ichmaël incarnait l’abus de ‘hessed [10], et Essav personnifiait l’application erronée de la guevoura. Il est intéressant d’analyser plus profondément l’aspect positif de la guevoura, personnifié par Its’hak, et de le mettre en opposition avec l’utilisation négative qu’en fit Essav.
Its’hak fit preuve d’une force intérieure immense durant sa vie. On le voit dans sa capacité à dominer les mauvais penchants qu’il pouvait avoir et à réprimer ses désirs personnels. Il atteignit, grâce à cela, un haut niveau de maîtrise de soi et effectuait une avodat Hachem pure dans laquelle tout son être aspirait à accomplir la volonté divine. Its’hak vit en Essav le potentiel d’exceller également dans cette qualité, voire de la développer plus qu’il ne le fit. Comme l’explique le Béer Yossef, Its’hak vit qu’Essav avait des inclinations très fortes qui l’incitaient à mal agir, mais il sentit que si Essav utilisait sa guevoura naturelle de la bonne manière, il pourrait réellement exceller dans ce domaine.
Cependant, Its’hak ne réalisa pas qu’Essav utilisait sa guevoura à des fins égoïstes. Au lieu de se contrôler, il cherchait à régenter les autres. Au lieu d’utiliser sa force pour se discipliner, il dominait et accablait les gens. Son métier le prouve. Un chasseur doit vaincre de puissants animaux, les maîtriser. Rachi ajoute qu’Essav était meurtrier [11].
Inutile de préciser qu’il ne faisait rien pour se contrôler ou se restreindre. Au contraire, ‘Hazal affirment qu’il était extrêmement immoral. [12]
Les descendants d’Essav, en particulier les Romains, l’émulèrent dans leur emploi impropre de la guevoura. Ce peuple ne cherchait qu’à conquérir le monde, à être le plus puissant. Aussi, à l’instar d’Essav, les Romains ne s’intéressaient pas du tout à intensifier leur force intérieure, ce qui demande une maîtrise de soi ; leur mode de vie était basé sur l’immoralité.
La société occidentale, décrite comme le descendant spirituel d’Essav, attribue également beaucoup d’importance à la puissance, la force extérieure, l’influence que l’on peut avoir sur les autres grâce à la richesse... Elle ne met presque pas l’accent sur la maîtrise de soi ; nombreux sont ceux dont les objectifs sont la conquête du pouvoir et la jouissance de plaisirs personnels.
En résumé, Its’hak Avinou excellait dans la guevoura et il pensait que son fils Essav pouvait également travailler sur ce trait de caractère pour surmonter ses penchants naturels. Or Essav choisit d’utiliser sa guevoura pour assouvir ses plaisirs et pour dominer les autres. Le mode de vie exigé par la Thora met clairement l’accent sur l’importance de la maîtrise de soi et minimise celle du pouvoir extérieur.
Ceci est explicite dans la michna de Avot [13] : « Qui est fort ? Celui qui vainc son penchant, comme il est écrit : "Celui qui fait preuve de longanimité vaut mieux que l’homme fort et celui qui dompte ses passions est mieux que le conquérant d’une ville." » [14] Nous apprenons d’ici que la force dont la Thora fait l’éloge est celle dans laquelle Its’hak excellait – surmonter son penchant naturel pour accomplir la volonté d’Hachem. Nous sommes tenus d’aspirer à ce genre de force.
De la même manière que les Patriarches se sont focalisés sur un trait de caractère en particulier, chacun d’entre nous est prédisposé à l’une de ces qualités. Mais quelle que soit notre inclination naturelle, nous devons exprimer tous ces traits de caractère, à certains moments. Ainsi, ces enseignements concernant la guevoura s’appliquent à nous tous, de façon personnelle.
Le contraste entre Essav et Its’hak nous apprend à quel point il est primordial d’exprimer la guevoura de la bonne façon. Il est bien plus facile de l’appliquer inadéquatement, en l’utilisant pour dominer ou contrôler autrui. Nous avons souvent plus de mal à nous maîtriser, mais c’est finalement beaucoup plus enrichissant.
Celui qui domine les autres se sentira esclave de ses passions, et le fait de les assouvir ne lui procurera jamais de réelle satisfaction. En revanche, celui qui sait véritablement se maîtriser est libre de s’exprimer de manière optimale.
Puissions-nous tous mériter d’atteindre la vraie guevoura.
[1] Beréchit, 25:28.
[2] Béer Yossef, p. 71.
[3] S’y référer pour connaître l’opinion du Rambam dans Chemoné Perakim, ch. 6, à ce propos.
[4] Chabbat, 156a.
[5] L’abatteur rituel.
[6] Celui qui circoncit.
[7] Il personnifiait également le din (la rigueur) et le pa’had (la peur). Tous ces termes sont liés à la même idée qui va être développée succinctement.
[8] On l’associe aussi à la Torah et à tiféreth (splendeur, harmonie).
[9] Il est question d’essais particulièrement profonds, comme ceux de Rav Tsadok HaCohen, voir Pri Tsadik, Bamidbar le’hag haChavouot, s.v. beyirkha, à ce sujet.
[10] Voir mon article sur Parachat Kedochim, Comprendre la véritable signification du ‘hessed, pour un développement sur l’abus de ‘hessed d’Ichmaël.
[11] Rachi, Beréchit, 25:28.
[12] Beréchit Raba, 65:1.
[13] Pirké Avot, 4:1.
[14] Michlé, 16:32.