La nécessité de solliciter la protection divine contre les épidémies n’est pas une idée neuve dans le judaÏsme. Elle apparaît ainsi dès le don de la Torah à l’occasion d’un échange rapporté par les Maîtres du Talmud entre Moshé Rabenou et les anges (Traité Chabat, 88b). Alors que ces derniers tentent de dissuader l’Eternel de confier la Torah si sainte aux hommes, Moshe Rabenou leur objecte que seuls les hommes sont concernés par ses prescriptions : l’interdit de l’idolâtrie, l’observance du shabat, le respect des parents…Tout cela concerne les hommes et non les anges !
Les anges finirent par reconnaître la force des arguments de Moïse, et lui remirent chacun un cadeau. Les Maître du Talmud nous précisent à cette occasion que même l’Ange de la mort lui a donné un présent susceptible d’arrêter les épidémies : le principe des Ketoret, les 11 encens qui mettront fin plus tard à la grande mortalité qui sévira dans le camp des enfants d’Israël suite à une énième révolte de leur part : "Il mit les Ketoret (les encens), et il expia le peuple. Il se tint entre les morts et les vivants, et l’épidémie fut arrêtée" (Nombres 17:12-13).
Depuis cette époque la lecture des « ketoret » fait l’objet d’une attention particulière dans notre tradition. Et nombreux sont ceux qui les ont lus scrupuleusement durant cette crise sanitaire.
La raison pour laquelle les Ketoret sont si efficaces contre les épidémies échappe probablement à notre entendement. Toutefois, nos Sages nous apportent un éclairage intéressant en soulignant que parmi les 11 ingrédients qui composent ces encens, un seul est réputé avoir une très mauvaise odeur. Toutefois, brûlé avec les autres senteurs, sa mauvaise odeur est neutralisée et la senteur globale restait exquise. Il était par ailleurs formellement interdit de retirer un des 11 ingrédients, même celui à la mauvaise odeur.
Nos maîtres veulent y voir une métaphore de l’unité requise du peuple juif. L’ingrédient qui exhale une mauvaise odeur peut être interprété comme une allusion au Yetser Hara’ (le mauvais penchant, les mauvais instincts) qui guette chaque individu et qui cherche à l’éloigner d’une vie vertueuse, proche de la Torah et des mitsvot. A travers la mistva de brûler tous les encens ensemble, la torah nous exhorte finalement à maintenir un lien d’unité entre tous les enfants d’Israël, aussi bien dans les périodes positives de la vie (les bonnes odeurs) que dans les périodes négatives, obscures (la mauvaise odeur) où l’homme peut être en proie au Yetser Hara’.
L’Eternel nous indique ainsi que l’unité du peuple, le respect et la fraternité qui règnent entre nous au-delà de nos différences accordent à l’ensemble d’entre nous la protection, la bénédiction, et en définitive la vie.
Cette idée semble faire écho également à la sidra de cette semaine intitulée « Nasso » et qui désigne dans le contexte de notre paracha le dénombrement du peuple.
Toutefois, comme le fait remarquer le Rav J. Sacks, il est étonnant que le verbe employé pour désigner ce compte soit le verbe « Nasso ». L’hébreu a d’autres racines plus naturelles pour désigner un compte (lisfor, limnot, lifkod…).
L’expression « Nasso et roch » signifie littéralement « Soulève la tête de chacun » et est employée métaphoriquement pour évoquer le compte des enfants d’Israël. Si la Torah a recours à cette image élégante et chaleureuse pour désigner un « compte » arithmétique, un dénombrement froid, ce n’est pas fortuit.
Alors que le compte pourrait amener à déshumaniser les hommes en leur assignant un numéro, la Torah nous met en garde. Quand tu comptes, ne rabaisse pas les hommes mais « Nasso et rosh », « lève la tête », « lève la tête de chaque individu », quelle que soit sa tribu, quelle que soit sa position sociale, « lève lui la tête », « rappelle-lui son éminente dignité », son unicité, sa singularité ! Rappelle-lui qu’il est porteur d’une néshama, d’une âme à nulle autre égale.
Ainsi, aux yeux de la Torah, la dignité de l’homme, de l’individu ne se dissout pas dans la multiplicité, elle ne s’annule pas devant la masse.
Depuis des millénaires, la Torah énonce avec force la grandeur de l’homme, quel qu’il soit, quel que soit son rang social. Elle ne connait ni jeune, ni vieux, ni riche, ni pauvre, ni sage, ni simple d’esprit. La Torah ne connait que l’homme.
Jamais un homme ne sera abandonné et sacrifié au service de l’idéologie des hommes. Jamais un homme ne sera sacrifié « pour la cause ». Car la Torah ne connait qu’une seule cause : l’homme !
Elle a donc le souci de permettre à chaque être humain de relever la tête, en lui faisant prendre conscience de sa dignité.
Mais il est possible d’aller plus loin. Lorsque le Maître du monde demande à Moshé Rabénou de lever la tête de chaque Ben Israël, il est possible d’y voir une invitation faite à chacun d’entre nous de lever la tête de notre prochain.
Ce souci de l’autre est au cœur de notre tradition. Et de très nombreuses mitsvot poursuivent précisément cet objectif : aider son prochain, développer de l’empathie à son endroit, lui prêter main forte lorsqu’il est dans une situation difficile.
C’est précisément cette vertu qu’incarnaient les grands maîtres de notre tradition, ils ne vivaient pas retranchés dans une tour d’ivoire spirituelle, mais immergés au cœur de la vie matérielle de leur peuple, affrontant avec eux leurs difficultés, et les aidant à les surmonter.
Face à la précarité de son prochain, face à sa faiblesse, la Torah nous demande, avant tout, avant même de lui faire des leçons de morale ou de surveiller son assiduité dans l’étude, de veiller à lui assurer les moyens d’une existence digne et apaisée, de l’aider à « relever la tête ».
En outre, la responsabilité du peuple Juif ne s’arrête pas aux frontières de notre peuple. Elle va au-delà. Elle suppose de porter ce message et cette lumière auprès des autres nations du monde et de tous ceux qui croisent notre route.
A cet égard, mentionnons cette anecdote survenue aux Etats-Unis au cours du vingtième siècle. Alors qu’une grande foule de juifs orthodoxes assiste à l’enterrement d’un grand maître du judaïsme américain, les assistants remarquent la présence de Jackson, un afro-américain qui pleure à chaudes larmes.
Intrigués par le lien apparemment si fort qui unissait les deux hommes, certains s’approchent de lui et lui demandent comment il avait connu le Rav. Et Jackson de leur répondre : « Je suis peintre en bâtiment, et on m’a demandé un jour de venir repeindre la maison du Rav. Le premier jour où je suis arrivé, le Rav m’a ouvert la porte et avant même de m’indiquer ce qu’il attendait de moi, il m’a demandé si j’avais pu manger avant de venir. Je n’avais pas mangé, il m’a fait assoir et m’a servi lui-même un petit-déjeuner. Puis, il m’a indiqué ce que je devais faire, précisant « Essayez de faire au mieux, je ne vous demande pas un résultat parfait, rien n’est parfait dans ce monde ! ». » Et Jackson de conclure « C’est la première fois de ma vie que j’éprouvais un tel sentiment de dignité dans les yeux d’un autre homme. Depuis, j’éprouvais une grande reconnaissance et une immense affection pour le Rav ».
Les qualités de cœur et d’âme que la Torah nous permet de développer n’ont pas de frontières, elles nous définissent et nous caractérisent non seulement dans notre rapport à nous-mêmes, dans nos relations avec nos sœurs et nos frères du Am Israël, et, bien sûr, vis-à-vis des nations du monde.
En ce lendemain de Shavouot, où nous venons de recevoir à nouveau la Torah, cette parasha nous rappelle donc l’esprit qui préside à notre tradition.
A nous de prendre ce message avec nous et de porter cette lumière dans le monde grâce à l’étude de la Torah, aux mitsvot et en raffinant nos qualités de cœur et de générosité, qui nous permettront, chacun à son niveau, d’être les relais de la Shekhina (la présence divine) dans ce monde.
A nous de rappeler que cette Torah est une lumière qui a proclamé il y a 4000 ans la libération des esclaves, une lumière qui nous exhorte à aimer l’étranger, et une lumière qui nous donne la force de croire dans la capacité de l’homme à réparer ce monde.
A nous de permettre à cette lumière, avec l’aide de l’Eternel, d’éclairer nos vies, de rayonner dans notre peuple et ainsi, peut-être, d’être réfléchi dans le monde.