Dans notre étude des vertus qui permettent à l’homme de s’accomplir, la parasha de cette semaine nous donne la possibilité de nous pencher sur les dangers de la colère.
En effet, notre tradition nous enseigne que la raison pour laquelle Moshé Rabénou n’a pas pu entrer en terre d’Israël réside dans une conséquence de la colère qu’il a ressenti face à l’ingratitude du peuple. En effet, suite à la mort de Myriam, le puits qui abreuvait les enfants d’Israël avait disparu, et ces derniers souffraient de la soif. Aussi, le peuple va rapidement se retourner contre ses dirigeants, Moshé et Aharon, pour leur reprocher de l’avoir mené dans une aventure aussi douloureuse.
Cette énième révolte du peuple, en dépit de tous les miracles qui les avaient sauvés jusqu’ici, a exaspéré Moise qui s’adresse à eux dans des termes rudes « Assez ! Rebelles… ». Cet emportement va conduire notre Maître à oublier l’ordre que D.ieu lui avait transmis et qui consistait à simplement parler au rocher pour que de l’eau sorte. Mais au lieu de parler, Moshé va frapper le rocher. Cette erreur vaudra à Moshé l’interdiction d’entrer en terre d’Israël.
Précisons tout d’abord que nous ne pouvons pas comprendre la grandeur de Moshé Rabénou, son extrême humilité, son infinie patience et son amour incommensurable du peuple. Aussi, en lisant les développements qui vont suivre, nous devons garder en tête que Moshé Rabénou était jugé selon un référentiel qui lui était propre et qui nous échappe. Par conséquent, nous ne pouvons pas plaquer sur ce prophète les notions de colère ou patience tels que nous les entendons à notre niveau.
Mais, toujours est-il que cet épisode a vocation à nous transmettre certaines leçons, et notamment nous inviter à nous éloigner de la colère, et à apprendre à la maîtriser.
Maïmonide a consacré de longs développements (Traité des huit chapitres) aux vertus que l’homme doit développer, et, bien souvent, il en vient à prôner la règle d’or, le « shevil hazahav » du « juste milieu ». L’homme doit se prémunir de tous les excès dans son humeur et dans son tempérament. Seules deux vertus font exception à ce principe : l’orgueil et la colère. Concernant ces deux points, l’homme doit essayer de les combattre de toutes ses forces, et ne pas en conserver une once dans son coeur.
Si l’on s’en tient à la colère, il faut reconnaître qu’elle est difficilement maîtrisable. Telle une boite de pandore, à peine a-t-on ouvert son couvercle qu’elle se répand et devient rapidement hors de contrôle. Elle s’auto-alimente et couvre la voix de la raison qui souhaiterait nous apaiser. Elle court-circuite toutes les inhibitions, les modérations, les équilibres que nous souhaitons préserver d’ordinaire et elle nous conduit parfois, D.ieu nous en préserve, à tenir des propos ou accomplir des actes que nous ne souhaitions pas et que nous pouvons regretter bien longtemps.
La colère est un poison que l’homme peut sécréter en lui-même s’il n’est pas suffisamment vigilant aux mécanismes qui s’activent dans son for intérieur. Elle avance bien souvent masquée, feignant de défendre notre honneur, de combattre l’injustice, d’incarner une certaine forme d’authenticité ou de vouloir éduquer son prochain, alors que bien souvent elle nous éloigne du résultat escompté, ou alors, elle nous permet certes de l’atteindre, mais à quel prix ?
Voilà pourquoi nos Sages ont porté sur la colère un jugement si sévère. « La vie d’une personne colérique n’est pas une vie » nous disent-ils (Pessahim 113b), ou encore « Lorsqu’une personne se met en colère, si elle est sage, sa sagesse la quitte, et s’il s’agit d’in prophète, l’esprit prophétique le quitte » (Pessahim 66b).
De même la colère contribue à isoler l’homme socialement, et à le mettre en marge de la société. En effet, sa colère ne lui permet pas de développer les qualités de cœur nécessaires à la vie en société : la compassion, la patience, l’empathie, ou la clémence. Aussi, ses congénères ne recherchent pas sa compagnie, et s’éloignent de lui comme l’explique le Or’hot Tsadikim (Les chemins des Justes, rapporté par le Rav. J. Sacks).
En réalité, la colère survient lorsque l’homme se perçoit dans un face à face avec le monde ou avec les hommes. Si la réalité n’est pas conforme à mes attentes, si l’attitude d’autrui me semble injustifiable, immorale et ne répond pas aux critères d’acceptabilité de mon esprit, la colère peut alors survenir afin de témoigner de ma grande déception, de mon désespoir, de mon incapacité à obtenir l’attitude, la réaction que j’escomptais et que j’estimais souhaitable.
Mais dans ce face à face avec son prochain ou avec la réalité, la personne qui se met en colère semble faire l’économie de la présence de D.ieu qui veille aux destinées individuelles et permet précisément à l’homme d’échapper au règne du chaos, du hasard et de l’absurde. Je ne suis jamais seul face à autrui ou face au monde, la présence de D.ieu m’accompagne à chaque instant, me guide et elle est susceptible de m’aider à obtenir ce que je désire.
La colère est grave car elle tend à masquer cette présence de D.ieu à mes côtés, comme si mon salut, mon honneur, ma réussite dépendait de la réaction d’autrui, de ma capacité à le convaincre et à lui faire comprendre un argument qu’il se « bute » à ne pas comprendre.
Les écarts de compréhension entre les hommes tout comme les sentiments d’injustice sont probablement un appel lancé à l’homme pour qu’il renforce sa relation avec l’Eternel, et s’efforce de méditer sur la providence divine qui parcourt le monde. Il pourra alors percevoir, au-delà de l’arbitraire apparent dans lequel le monde semble évoluer, que c’est la main divine qui guide les hommes et leur permet d’atteindre leurs objectifs.
Il constatera alors l’absurdité de se mettre en colère car nul ne peut lui porter préjudice. Seul D.ieu dirige le monde et les destinées humaines.
La colère nait de l’impatience de l’homme qui s’attache à l’instant, au moment présent et échoue à percevoir sa vie ou ses relations avec les hommes dans un équilibre de long terme.
Voilà pourquoi, comme le conseille le Rav J. Sacks, le meilleur remède contre la colère est de veiller à ne pas réagir immédiatement, mais différer ses réactions, laisser passer un peu de temps. L’esprit a alors la faculté de s’apaiser, de relativiser, de trouver les mots adéquats pour exprimer son ressenti.
Puisse l’Eternel nous permettre de réussir dans cet objectif ambitieux et parvenir à éloigner les sentiments de colère de notre cœur.