La Torah a ceci de spécifique qu’elle ne cherche pas à faire des « grands hommes » de notre tradition des « sur-hommes » affranchis des limites ou des fragilités inhérentes à la nature humaine. Elle préfère nous parler des hommes tels qu’ils sont avec leurs moments de bonheur et de grandeur mais aussi avec leurs périodes de doute, de remise en cause, et parfois d’angoisse. C’est peut-être une des raisons pour laquelle la Torah n’a jamais cessé de parler aux femmes et hommes de toutes les générations, et en toute circonstance. Son actualité ne s’est jamais démentie.
La paracha de cette semaine nous livre une belle illustration de ce principe. Le peuple d’Israël a connu des miracles extraordinaires : les dix plaies qui se sont abattues sur les Egyptiens, la libération de l’esclavage, la traversée de la mer, le don de la Torah, et dans un tel contexte, nous nous attendrions à un peuple éminemment spirituel, proche de l’Eternel et dégagé de la petitesse des désirs du corps.
Et pourtant, notre paracha nous rapporte les plaintes exprimées par ce même peuple dans des termes qui ne cessent de surprendre tant ils semblent « légers ». Ecoutons ce que nous dit la Torah : « le ramas d'étrangers qui était parmi eux fut pris de convoitise ; et, à leur tour, les enfants d'Israël se remirent à pleurer et dirent: "Qui nous donnera de la viande à manger ? Il nous souvient du poisson que nous mangions pour rien en Egypte, des concombres et des melons, des poireaux, des oignons et de l'ail. Maintenant, nous sommes exténués, nous manquons de tout : point d'autre perspective que la manne!" » (Nombres, 11, 4-6).
Ces versets témoignent que l’homme reste un homme, eut-il assisté à des grands miracles. Nul ne peut prétendre avoir définitivement dompté les désirs de son corps. Comme nous le voyons ici, il suffit d’un moment de faiblesse, de « grande fatigue » comme le disent eux-mêmes les enfants d’Israël pour que le corps l’emporte sur l’âme, et les passions sur la raison. Les désirs du corps sont parfois si forts qu’ils jettent un voile opaque sur l’esprit de l’homme et peuvent le mener à l’ingratitude la plus profonde. La Torah pousse cette idée à son paroxysme en amenant les Bné Israël à feindre de regretter l’Egypte (et son esclavage cruel) au motif qu’ils pouvaient y manger « des concombres, des melons, des poireaux… ».
Là où l’on croit parfois que l’homme a changé, qu’il a compris, qu’il a vu « une fois pour toutes » quel était le chemin droit à emprunter pour diriger sa vie, on s’aperçoit qu’en fait, il n’a pas changé, il est resté le même, pétris de contradictions, enfermé dans ses limites matérielles…
Or, généralement, face à un tel constat, le dépit, pire le désespoir, guettent. Et, de fait, Moshé Rabenou ne tarde pas à exprimer de tels sentiments : « Moïse en fut contristé, et il dit à l'Éternel : "Pourquoi as-tu rendu ton serviteur malheureux ? Pourquoi n'ai-je pas trouvé grâce à tes yeux, et m'as-tu imposé le fardeau de tout ce peuple ? Est-ce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l'ai enfanté, pour que tu me dises : Porte-le dans ton sein, comme le nourricier porte le nourrisson, jusqu'au pays que tu as promis par serment à ses pères ? Où trouverai-je de la chair pour tout ce peuple, qui m'assaille de ses pleurs en disant : Donne-nous de la chair à manger ! Je ne puis, moi seul, porter tout ce peuple : c'est un faix trop pesant pour moi. Si tu me destines un tel sort, ah ! Je te prie, fais-moi plutôt mourir, si j'ai trouvé grâce à tes yeux ! Et que je n'aie plus cette misère en perspective !" (Nombres, 11, 11-15).
Rarement dans l’histoire biblique, Moise n’aura exprimé de tels sentiments d’impuissance, proches du désespoir. Et, comme nous l’avons dit, c’est précisément la force et le génie de la Torah que de présenter des hommes, aussi grands fussent-ils, qui restent des hommes et n’échappent pas aux moments de faiblesse inhérents à la nature humaine.
Les mots de Moshé Rabenou reflètent avant tout le grand sentiment de solitude qu’il éprouve face à la responsabilité écrasante qui lui échoit de diriger le peuple. Or, ce peuple est incompréhensible. Là où l’on s’attend à ce que les épreuves et les miracles l’aient définitivement changé, on constate qu’il n’en est rien. Quelle déception ! Comment Moshé pourra-t-il seul manœuvrer dans le désert pour réussir sa mission ?
C’est alors que l’Eternel lui répond non pas d’un point de vue psychologique pour lui redonner du courage, mais simplement pour lui donner des recommandations concrètes « L'Éternel répondit à Moïse: "Assemble-moi soixante-dix hommes entre les anciens d'Israël, que tu connaisses pour être des anciens du peuple et ses magistrats; tu les amèneras devant la tente d'assignation, et là ils se rangeront près de toi. C'est là que je viendrai te parler, et je retirerai une partie de l'esprit qui est sur toi pour la faire reposer sur eux : alors ils porteront avec toi la charge du peuple, et tu ne la porteras plus à toi seul. » (Nombres, 11, 16-17)
Notre paracha témoigne d’une connaissance extrêmement fine de la nature humaine. Alors que Moshé ressent un grand sentiment de solitude et d’impuissance, l’Eternel s’adresse à lui pour lui rappeler qu’il n’est pas seul. D.ieu lui demande ainsi de rassembler 70 anciens qui partageront avec lui l’esprit prophétique mais aussi la charge du peuple.
Par ailleurs, Hashem annonce à Moshé que le peuple sera bientôt saturé de viandes. Ce à quoi Moshé objecte « Six cent mille voyageurs composent le peuple dont je fais partie, et tu veux que je leur donne de la viande à manger pour un mois entier! ». Moshé exprime inconsciemment dans sa réponse la raison de sa détresse : il pense que c’est lui qui devra réunir la viande pour tout le peuple. Il est persuadé que tout ne repose que sur ses épaules, il est profondément submergé par cette tâche titanesque, et il ne voit aucune issue favorable à sa situation.
L’Eternel ne tarde pas à lui répondre sur ce point : « Et l'Éternel dit à Moïse : "Est-ce que le bras de l'Éternel est trop court ? Tu verras bientôt si ma parole s'accomplit devant toi ou non ;" ». En d’autres termes, Hashem lui dit : « N’oublie pas, Moïse, ce n’est pas toi qui es à la manœuvre, c’est Moi, l’Eternel, et toi tu es Mon intermédiaire ».
La lecture des versets suivants est intéressante : Moise semble métamorphosé. L’abattement cède la place à l’action, Moise rassemble rapidement les 70 anciens ; la solitude cède la place à « l’esprit d’équipe », alors que Yeoshua s’inquiète de voir d’autres personnes prophétiser dans le peuple, Moise le rassure avec recul et un grand esprit d’ouverture « Tu es bien zélé pour moi ! Ah ! Plût au Ciel que tout le peuple de Dieu se composât de prophètes, que l'Éternel fit reposer son esprit sur eux ! »
Alors que dans la première partie du texte le « je » et le « moi » semblent omniprésents dans l’argumentation de Moise, la deuxième partie relègue le « moi » en arrière-plan pour faire droit au collectif et, avant tout, à la Providence Divine qui dirige tout. Moise, à présent, est apaisé.
Cette humilité est précisément la caractéristique de Moshé Rabénou, qualifié par ailleurs de « plus humble des hommes ». A cet égard, les Sages du Talmud nous disent que la Torah sera désignée également pour la postérité comme « Torah de Moshé » afin de souligner son immense modestie. (Traité Shabat, 89 a).
Comme le note le Rav J. Sacks, la Torah nous donne ici une grande leçon sur la psychologie humaine. Lorsque l’homme est amené à endosser de grandes responsabilités qui le dépassent, certains écueils le guettent et peuvent affaiblir son équilibre : la solitude, le sentiment d’impuissance, une perception hypertrophiée de son rôle réel.
Face à cette tempête intérieure, notre tradition nous recommande de briser le sentiment d’isolement en s’ouvrant à une autre personne spirituellement élevée, en recherchant son aide, et en l’acceptant. Et, bien sûr, en ne perdant jamais de vue que l’Eternel est près de nous, qu’Il ne cesse jamais de nous accompagner, et qu’Il nous aime. L’homme n’est en définitive jamais seul, jamais livré uniquement à lui-même.
Nous pourrions peut-être aller plus loin, et dire que lorsque l’homme a le sentiment d’être seul, s’ouvre devant lui une expérience spirituelle toute particulière qui lui permet de voir la Providence Divine avec une acuité toute particulière.
En effet, lorsque l’homme vit en société, qu’il est accompagné, la présence de D.ieu peut être voilée par ces multiples intermédiaires qui donnent tous le sentiment de jouer un rôle spécifique dans la partition de la vie. Toutefois, lorsque l’homme est seul, que les autres s’effacent, l’Autre par excellence, l’Eternel apparait avec beaucoup plus de clarté et de force aux yeux des hommes.
Cette conscience de la Présence Divine apporte l’apaisement car l’homme comprend alors qu’il doit essayer de faire de son mieux, mais l’Eternel dirige tout. Le désespoir guette lorsque l’homme réduit son horizon ; l’espoir nait lorsqu’il est capable d’élargir le champ des « possibles » et de percevoir la main de D. qui ne le lâche jamais.
Ces mots ont naturellement une résonnance particulière pour notre génération qui traverse une période inédite dans l’histoire humaine d’isolement, et de limitations des contacts sociaux. Ce vide et ce silence qui envahissent notre quotidien peuvent faire naître des sentiments d’angoisse, et pour certains, d’abandon. Chacun peut alors se souvenir de la leçon de notre parasha : l’homme n’est jamais seul, et au-delà des relations sociales que nous nouons les uns envers les autres, nous sommes liés en permanence et éternellement à l’Eternel. A nous de rendre cette présence palpable en accordant une place au Créateur du monde dans notre quotidien grâce à l’étude, aux mitsvot, et aux bonnes actions.
Par ailleurs, nous sommes nombreux à espérer que le « monde d’après » sera différent, meilleur, que nous aurons tous tiré des leçons de ces évènements et pris de bonnes résolutions. Essayons de les mettre en œuvre pour nous-même, et espérons-le, pour les autres. Mais, instruits par la déception de Moshé face aux plaintes du peuple après tant de miracles, soyons suffisamment forts pour ne pas être déstabilisés par le retour de certains à la « vie d’avant ». Ces périodes de crise sont les déclencheurs de transformations avant tout individuelles et non collectives.
A l’image de Moshé Rabenou, prions donc l’Eternel pour être capables de trouver la force, dans ces moments difficiles, de nous rapprocher de Lui et de toujours garder l’espoir. Ce dernier, pour reprendre les mots merveilleux de Zaccharie dans la Haftara ne se conquiert « ni par le glaive, ni par la force, mais par l’esprit ».