Lorsqu’on habite en Israël, on a le privilège de se trouver dans le seul État au monde qui commémore au niveau national les événements historiques du peuple juif.
Ainsi, les fêtes juives sont ici chômées (ou devraient l’être…), et c’est bien le Chabbath qui a été fixé comme jour hebdomadaire de repos.
Mais…
Ces jours pleins de signification dans notre calendrier, qui sont autant de stations et d’étapes pour réfléchir à nouveau à notre positionnement d’individu et de peuple pilote, sont parfois, de façon terriblement décevante, engloutis dans une commercialisation à outrance, et parfois pire, prennent la direction diamétralement opposée du sens premier de la fête.
Les beignets deviennent le fin mot de ‘Hanouka, à toutes les crèmes et de toutes les couleurs, apparaissant dans les boulangeries déjà en septembre, et les champions de basket israéliens sont présentés comme des Maccabées modernes, alors que, ô ironie du sort, la famille des Hasmonéens de l’époque luttait justement contre la conception helléniste de l’idéalisation du corps et de ses performances.
Pourim est réduit à un carnaval de rue parfois indécent, et son subtil message d’une Providence omniprésente dans la Création, se traduit par des défilés grotesques donnant l’occasion de s’enivrer : le spectacle est plus celui de la cour d’une Perse décadente que la représentation des héros de la Méguila, à la carrure spirituelle inouïe.
Le 81ème coup
Ce soir, une longue et plaintive sirène va retentir pendant 2 minutes dans tout le pays, ouvrant la période des « temps lourds » de l'État hébreu. Elle débutera par le « Yom Hashoah Véhaguévoura », le « Jour de la Shoah et de l’Héroïsme », appelé également « Jour de la Shoah et du soulèvement des Ghettos », fixé au 27 Nissan.
Le choix du nom et de la date n’est pas fortuit et a donné lieu à des débats enflammés dans le pays. L’establishment israélien a voulu à tout prix mettre en avant lors des commémorations la bravoure des combattants juifs armés, qui osèrent tenir tête aux Allemands, atténuant ainsi l’impression que les victimes se « rendirent à l’abattoir comme des moutons », selon le mot d’Abba Kovner, résistant et affilié au mouvement Hachomer Hatsa'ir. La date de la célébration devait d’ailleurs être celle de la révolte du Ghetto de Varsovie, le 14 Nissan, pour bien souligner que le jeune État d’Israël saluait la force et le courage de ces résistants, mais étant veille de Pessa’h, on la repoussa de dix jours. Le nom donné à ce jour, doit donc rappeler que s’il s’agit bien de la période tragique de la destruction du judaïsme d’Europe – « Shoah » en hébreu se traduisant pas dévastation totale – , le terme « Héroïsme » doit absolument venir s’y coller, avec sa connotation de combat armé, pour « rehausser » l’honneur du peuple juif lors de cette dramatique période de son histoire.
Cette vision, très obtuse disons-le, où le héros est obligatoirement romantisé avec fusil à l’épaule, même si ses actions peuvent coûter cher à la communauté, puisque des représailles suivront inévitablement, aura des répercussions sur la façon dont le Yichouv en Israël accueillera les déportés après la guerre. Pas de tendresse, pas d’écoute, mais un regard méprisant attendra souvent les rescapés qui préféreront se taire ; Michael Goldman Gilad survivant des camps, témoignera qu'il reçut 80 coups de matraque pendant la déportation mais le 81ème coup fut celui asséné une fois arrivé en Israël, devant le manque total d’empathie que ses compatriotes sur place lui manifestèrent. À tel point ! Cette étroitesse de vue, ce jugement facile et froid, ne prenait à aucun moment en compte les conditions insoutenables de peur et de menace dans lesquelles les Juifs étaient maintenus, et la systématique désinformation que les nazis entretenaient sur des populations occupées.
Les Juifs, il faut le souligner, se trouvaient lors des déportations et de leur enfermement dans les ghettos dans des dilemmes et des cas de conscience terribles : ceux qui auraient pu s’en tirer, rejoindre les partisans dans la forêt, ne le faisaient pas, refusant de fuir par choix, pour ne pas abandonner leurs enfants en bas âge, une jeune épouse qui n’avait que lui, ou des parents âgés qu’il fallait soutenir et nourrir dans les conditions épouvantables. L’héroïsme c’était alors choisir de rester, de ne pas escalader la nuit les murailles du ghetto, ne pas prendre les armes mais demeurer auprès des plus faibles, des plus petits, leur donner la main, et décider sciemment d’unir son destin au leur.
Pour résister activement, mieux valait n’avoir aucune attache familiale et être suffisamment jeune et en bonne santé. Ce profil rare, seul permettait de tenter sa chance hors des murailles de briques.
Et ainsi, sans culpabilité et sans mauvaise conscience, les privilégiés pouvaient tenter de s’échapper des griffes allemandes, vers une éventuelle liberté.
Un héros parmi 6 millions
Rav Yossef Friedenson témoigne dans l’encyclopédie Mikdaché Hachem :
« Je ne peux pas oublier Reb Elimelekh Schteyer, éditorialiste talentueux, que D.ieu venge son sang. Il était notre voisin dans le ghetto de Varsovie, et était responsable de la cantine des enfants pauvres du ghetto, qui se transformait au moment voulu en ‘Heder – classe d’école – pour leur enseigner les textes saints.
Schteyer n’était pas seulement écrivain et poète de talent, il était également un éminent talmudiste dans tous les domaines de la Torah. Il fut mon Rebbe alors, et était profondément heureux d’enseigner le Alef Beth aux tout-petits, ainsi que la Téfila – la prière –, et le ‘Houmach. Des larmes dans les yeux, il racontait que l’un de ses petits élèves de 5 ans, qui était un génie, avait appris en deux semaines des textes de la Torah avec les commentaires de Rachi. » Il disait : « Cet enfant peut devenir l’égal du Rogatchover, …mais que faire avec cette maudite guerre !! » Son épouse, Sarah Buchner, qui était une enseignante du Beth Ya’acov avant la guerre, racontait sur son époux : « Il restait longtemps avec ses élèves et les raccompagnait un à un à la maison, chez leurs parents. Il rentrait parfois à la limite du couvre-feu, prenant le risque de se faire arrêter ; mais pour apprendre encore avec les enfants du ghetto, il était prêt à risquer sa vie. »
Cette anecdote n’en est qu’une parmi les centaines de milliers d’actes grandioses, d’humanité, de compassion, de don de soi, d’amour du prochain, qui eurent lieu pendant la période la plus tragique de notre peuple.
La Révolte a existé, c’est évident, à Varsovie, à Vilna, et même dans les camps de la mort, laissant les Allemands stupéfaits, ne parvenant pas de longs jours à mater les résistants, qui avec quelques revolvers et dynamites tinrent tête à l'armée la plus puissante d’alors. Mais définir l'héroïsme de la Shoah par ces actions ciblées est un leurre et une grave erreur pour la mémoire de ceux qui, les mains nues, héros de l’âme, du courage, ne cessèrent de prodiguer nourriture, réconfort, enseignement à leurs pairs, qui partagèrent leur pain avec leur frère ou leur sœur, et surent maintenir en eux le souffle vivant de l’esprit juif.
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On reproche souvent au public orthodoxe en Israël de bouder les commémorations officielles de Yom Hashoah, ou d’y être indifférent.
Certaines chaînes de télévision envoient dans un rituel fixe, un caméraman pour « attraper sur le fait » un religieux, si possible avec papillotes, qui continue à marcher même lorsque la sirène retentit. Que l’énorme majorité du public orthodoxe respecte la minute de silence, n'intéresse pas la presse.
Si le gouvernement hébreu a choisi de se rappeler de ses morts en adoptant un cérémonial pris tout droit des nations, avec drapeaux en berne, sirène, colloque, procession officielle, soit. (Signalons toutefois, que Ména’hem Begin en 1977 avait suggéré de commémorer la Shoah le 9 Av, date mémorable dans les annales des tragédies du peuple juif durant son histoire, et de rappeler l’action des partisans et le soulèvement des ghettos lors de Yom Ha’atzmaout, le jour de l’Indépendance d'Israël. La proposition fut malheureusement refusée par la Knesset, malgré son extrême bon sens.)
Mais serait-ce un parjure si dans les écoles, institutions, universités, partout en Israël, on se souvenait des 6 millions de héros de notre peuple de façon un peu plus juive : en lisant Psaumes et Michnayot, en prenant sur soi une étude, en disant le Kaddich à leur mémoire ?
Ne serait-ce pas la manière la plus légitime de leur rendre hommage et d'œuvrer pour l’élévation de leur âme, eux qui moururent parce qu’ils étaient Juifs ?
La question est ouverte.