Ces dernières années, des déclarations officielles d’hommes politiques de premier rang ainsi que des décisions de justice sur différents aspects de la loi juive font planer le doute quant à la pérennité de la pratique authentique du judaïsme en France et en Europe.
« Moi, ça m'a toujours choqué de rentrer dans un hypermarché et de voir un rayon de telle cuisine communautaire ». Cette phrase n’a pas été tenue par un quidam mais par le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, le mardi 20 octobre 2020 lors d’une soirée télévisée, quatre jours après la décapitation de l’enseignant Samuel Paty dans les Yvelines. Si le ministre n’a pas montré d’opposition à l’alimentation Cachère en tant que telle (ou encore Halal pour les musulmans), il semble avoir souligné sa volonté de ne pas en voir dans les commerces que l’on pourrait qualifier de généralistes. Cette déclaration peut paraître anachronique dans le contexte de la lutte contre le terrorisme dans laquelle la France est malheureusement entraînée depuis quelques années déjà. Pourtant, il semble bien que le fait religieux soit très souvent corrélé à cette douloureuse actualité et, ce faisant, fasse l’objet de déclarations ou de mesures restrictives quant à sa pratique. Abattage rituel, rayons communautaires, port de la Kippa, respect du Chabbath et des fêtes… Ce sont les fondamentaux de la vie juive qui sont pris régulièrement pour cible, par allusion, par opportunisme politico-électoral ou encore, plus préoccupant, sur le terrain judiciaire. A l’œuvre, une certaine conception de la laïcité, que l’on peut parfois trouver, à maints égards, agressive et non pas apaisante comme l’aurait voulu l’esprit de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat.
Ainsi, en 2012, dans le contexte de la campagne présidentielle remportée par François Hollande, François Fillon avait évoqué la nécessaire adaptation, selon lui, des « traditions ancestrales » religieuses au monde moderne. « Les religions devraient réfléchir au maintien de traditions qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’état aujourd’hui de la science, de la technologie et des problèmes de santé », avait alors indiqué l’ancien premier ministre, évoquant très clairement la circoncision et l’abattage rituel.
L’Europe n’est pas épargnée par cette lame de fond. Ainsi, la circoncision avait été grandement menacée en Allemagne lorsque le tribunal de grande instance de Cologne avait estimé, le 27 juin 2012, que « le corps d’un enfant était modifié durablement et de manière irréparable par la circoncision […] Le droit d’un enfant à son intégrité physique prime sur le droit des parents », faisant craindre une jurisprudence au moins nationale. La chancelière allemande, Angela Merkel, était alors montée au créneau en dernier recours pour défendre cette pratique plurimillénaire. « Je ne veux pas que l’Allemagne soit le seul pays au monde dans lequel les juifs ne peuvent pas pratiquer leurs rites », avait-elle déclaré. On peut espérer que s’il y avait eu un seul pays au monde interdisant la circoncision, Madame Merkel aurait tout de même tenu ces propos. Quoiqu’il en soit, le tribunal aurait été bien avisé, outre le respect de la liberté religieuse, de s’appuyer sur la profusion d’études toutes plus fiables et plus récentes les unes que les autres (comme celle de l’American Academy of Pediatrics), soulignant les multiples bienfaits de la circoncision, réductrice des infections urinaires chez le nourrisson, et plus tard les risques de maladies associées, sexuellement transmissibles ou non.
Pourtant, le mouvement laïciste ne cesse de prendre de l’ampleur. Le dernier exemple en date, le plus récent à avoir défrayé la chronique, est marquant. La Cour de justice de l’Union européenne a confirmé le 17 décembre 2020 la décision de la Flandre belge d’imposer en 2017 l’étourdissement préalable avant l’abattage animal, jugeant que le texte voté par la région flamande ne « méconnaît pas » la liberté de croyance juive et musulmane. « La Cour conclut que les mesures que comporte le décret permettent d’assurer un juste équilibre entre l’importance attachée au bien-être animal et la liberté des croyants juifs et musulmans de manifester leur religion », la CJUE ne relevant pas d’entrave dans la mise en circulation en Flandre de la viande abattue rituellement par ailleurs. La Cour de justice est allée à l’encontre de l’avis de l’avocat général, qui soutenait quant à lui la « préservation de rites essentiels ». S’appuyant sur un « consensus scientifique », la Cour fait néanmoins fi de l'expertise de grands spécialistes, déjà auditionnés à de nombreuses reprises, expliquant que la Che’hita, l’abattage rituel juif, entraîne une souffrance, sinon nulle, bien inférieure à l’étourdissement préalable qui rend la viande Tréfa, non Cachère. Prenons l’exemple du Rav Bruno Fiszon, grand rabbin de Metz et de Moselle, diplômé de l’école vétérinaire de Nantes et de l’institut Pasteur, membre de l’académie vétérinaire de France, qui est aussi le conseiller du grand-rabbin de France et du Consistoire concernant la Cacheroute et la Che’hita. Le rabbin est souvent entendu par des commissions d’enquête parlementaires sur les questions d’abattage rituel. Il démontre systématiquement avec des arguments d’une qualité et d’une précision irréfutables que la rigueur requise pour la Che’hita a pour objectif central la diminution maximale, voire l’annulation de la souffrance de l’animal, outre le fait qu’elle constitue un important facteur d’hygiène. A l’inverse, l’abattage avec étourdissement n’est pas du tout le gage de l’absence de souffrance pour la bête. Ce que fait craindre à terme cette décision de la plus haute juridiction européenne est bien de permettre à tout pays membre l’interdiction pure et simple de l’abattage rituel.
Le port de la Kippa est aussi dans le viseur. Alors qu’il est déjà mentionné dans le Talmud et que le Choul'han Aroukh, le code de loi juive, le définit en tant qu'obligation pour chaque homme juif dès le 16e siècle au moins (il a été publié en 1565 à Venise), sa remise en cause a d’ores et déjà commencé. Marine Le Pen, candidate qualifiée au second tour des élections présidentielles françaises de 2017 et tutoyant le score de 34% de voix exprimées, s’est déclarée favorable à son interdiction, l’empaquetant avec d’autres problématiques dépassant allègrement le cadre de la laïcité. « Nos compatriotes juifs ne posent aucun problème avec leur kippa (...) Je leur demande de faire ce sacrifice pour pouvoir mettre en place une véritable lutte contre le fondamentalisme islamiste dont ils sont eux-mêmes en partie les victimes ».
Enfin, le monde de l’entreprise n’est pas en reste. Un salarié qui se verrait refuser par son employeur un congé pour célébration de fête religieuse est passible d’une sanction disciplinaire s’il venait à s’absenter tout de même. Cette mesure semble tout à fait logique mais laisse un pouvoir particulièrement coercitif à l’employeur. Bien que la liberté religieuse reste la règle dans les entreprises privées, le climat autour de ces questions en France peut faire craindre légitimement une dégradation et des tensions croissantes dans les années à venir. Heureusement, tout se passe globalement bien à l’heure actuelle, ces questions étant discutées dans un climat sain et constructif entre la direction des ressources humaines et les équipes concernées. Mais, pour combien de temps ?
Rav Pin’has Goldschmidt, grand rabbin de Moscou et président de la conférence des rabbins européens, réagissait à la récente déclaration de l’Union européenne du 2 décembre 2020 dont l’objectif est « l’universalisation de la prévention et de la lutte contre l’antisémitisme sous toutes ses formes ». Si la forme sécuritaire est privilégiée par cette déclaration d’intention, et c’est une bonne chose, le grand rabbin moscovite a regretté que le texte ne s’engage pas clairement pour la liberté de pratiquer la circoncision et la Cacheroute. « Il faut éradiquer les législations restrictives imposées aux communautés juives d’Europe », a-t-il fait savoir, rappelant que la lutte contre l’antisémitisme d’un point de vue sécuritaire ne saurait s’accorder avec les nombreux obstacles dressés devant la pratique du judaïsme authentique, vrai et au-delà du temps sur le sol européen.