Les derniers événements, en France, interrogent les observateurs : où va la société aujourd’hui ? Est-ce une crise de civilisation ? Est-ce un tournant dans notre époque ? Il est évident que les réponses ne sont pas aisées, car la situation est atypique : il n’y a ni droite, ni gauche. Il n’y a pas non plus de dirigeant à ces émeutes. Les syndicats semblent dépassés. Le désordre est patent ! Ce qui est en question : y a-t-il un signe de décadence pour la France, et peut-être même pour la société européenne ? Dans tous les cas, comment voir cette situation dans une perspective juive ? Peut-on, ou est-il nécessaire, d’exprimer une opinion quelconque ?
Un aspect doit être souligné, qui est à la fois idéologique et sociologique : c’est le vide, l’absence de signification, qui caractérise ce mouvement. On a l’impression de se trouver devant un néant : le gouvernement est critiqué, les parlementaires ne sont pas des partenaires ! Les partis politiques ne sont pas légitimés. La démocratie semble en procès. C’est ici le point essentiel qu’il convient de relever : ce n’est plus « L’être et le néant » (livre fondamental de J.P. Sartre) qui allume les énergies, mais ce serait plutôt, comme on l’a écrit, « l’être et le néon ». Inquiétude devant la vie, angoisse non pas vraiment existentielle, mais prise de conscience – peut-être même non avouée – d’un désir de dénier toute légitimité à ce qui devrait être habituellement un interlocuteur valable. Il ne s’agit pas d’un nihilisme, qui serait l’absolu du « nihil » (rien), mais plutôt la nostalgie d’une signification, l’impossibilité de découvrir un absolu. Il n’est pas question, dans ces révoltes, dans ces manifestations même violentes, de nier les valeurs positives, mais plutôt, semble-t-il, d’éprouver le regret de l’absence de références. On a perdu, semble-t-il, toute autorité. Les « gilets jaunes » sont allés jusqu’à compter les votes blancs et les abstentions à l’élection du Président de la République, pour prouver qu’il n’avait pas de majorité, et à affirmer que la Constitution n’est plus valable. C’est le besoin d’exprimer non l’opposition, le CONTRE, mais l’absence, le SANS. C’est pourquoi on ne voit pas de projet prévu, dans ces manifestations, ni même de programme. La recherche de quelque chose, l’expression positive, la foi en une Valeur transcendante, c’est le moteur qui manque ici.
Il est intéressant de relever que c’est cette même « illégitimité » qui est à l’origine des mouvements populistes qui agitent aujourd’hui le monde – l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, la Hongrie, et également le Brésil, l’Argentine. Le monde souffre non d’une révolte contre D., mais ressent l’absence des valeurs qui dépassent l’homme, le transcendent. La Torah apporte une réponse à cette interrogation.
La Guemara rapporte (Traité Chabbath 88) une belle image concernant la réponse d’Israël à D., lors de la Révélation : « נעשה ונשמע – nous ferons puis nous entendrons » d’après le texte de Chir Hachirim (2, 3) « Comme le pommier parmi les arbres, tel est mon Bien Aimé parmi les jeunes gens… » Comme sur le pommier, les fruits précèdent les feuilles, Israël s’est engagé à « faire avant d’entendre ». Les Tossafot expliquent que le pommier est en fait un cédratier, car dans cet arbre, les fruits restent deux ans et précèdent les feuilles. Levinas cite ce passage et écrit : « Merveille des merveilles : histoire dont l’aboutissement précède le développement. Tout est là, dès le début. Le fruit négateur de la semence est l’image par excellence de la négativité de l’histoire, et de la dialectique. Le fruit est là de toute éternité. » (Quatre Lectures Talmudiques, p. 99 ; cité dans le livre « Etre Juif » de Benny Lévy p. 115).
C’est là le problème des « gilets jaunes », des populismes de notre époque, des procès en illégitimité : il manque un désir premier, un fruit réel qui légitimerait l’existence. Là est le problème. Le refus de la décadence est à ce prix.