Âge : 87 ans
Nationalité : française
État civil : mariée, 5 enfants, 17 petits-enfants et « Bli ‘Ayin Hara’ » beaucoup d’arrière-petits-enfants.
Demeure à : Bat Yam, en Israël
Je rencontre Mme Caroline Elbaz à l’occasion d’une « Sim’ha » (joie) familiale. C’est une dame digne et chaleureuse qui porte merveilleusement son âge. Elle rayonne, entourée de sa belle et grande famille, et ne cesse de remercier le Créateur pour tous les bienfaits dont Il l’a comblée. Enfant de la guerre, elle échappe de justesse à la rafle du Vel d’Hiv, et, ballotée de nourrice en nourrice avec ses quatre frères et sœurs, elle passe plus d’un an cachée dans une cave.
Aujourd’hui, elle veut témoigner : elle se rend dans les écoles et raconte à des enfants et adolescents ce qu’elle a traversé ; elle garde d’ailleurs précieusement tous les petits mots qu’ils lui ont écrits dans deux épais classeurs. Quand elle raconte, l’émotion est si forte qu’elle vous prend la main : ce qu’elle transmet est inscrit pour toujours dans sa mémoire et dans sa chair. Écoutons-la :
Mme Ebaz, pouvez-vous nous dire deux mots sur votre famille : de quelle origine êtes-vous, que faisaient vos parents, combien de frères et sœurs avez-vous ?
Mes parents sont originaires de Turquie et ont émigré en France avant la guerre, chacun de son côté. Ils parlaient espagnol. Nous étions 6 enfants : 3 garçons, 3 filles. Mon père était forain, son nom de famille est Léon. Ce nom qui n’est pas spécialement à consonance hébraïque nous a d’ailleurs aidés. Lors de déportations en masse dans le quartier de Paris où nous habitions, presque toutes les familles ont été arrêtées, sauf nous, car notre nom n’éveillait pas de soupçons.
Quel âge aviez-vous et où habitiez-vous lorsque la guerre a éclaté ?
Je suis née en 32. J’avais 7 ans lorsque la guerre a éclaté. J’étais la troisième de la fratrie. Nous habitions à Paris, dans le quartier du Père-Lachaise, dans le 20ème. Nous vivions merveilleusement bien, ni riches ni pauvres, nous étions une famille heureuse et unie. Notre judaïsme était traditionaliste, toutes les grandes fêtes étaient respectées.
J’ai des souvenirs tendres de Pessa’h où maman préparait des « fritella », avec une couche de galette, une couche d’épinards et de pommes de terre. Elle nous en coupait des tranches avec à côté des œufs durs et rassasiait ainsi nos appétits d’enfants.
Vous étiez consciente du danger qui planait ?
Pas les premières années de la guerre. Je me souviens qu’avec ma sœur, nous étions dehors et nous avons assisté à une parade d’Allemands. Avec leurs grosses bottes qui claquaient sur le sol, en rangées parfaites, des centaines de soldats défilaient dans leurs uniformes impeccables.
Nous avons couru à la maison pour avertir notre mère du « magnifique « défilé. Ma mère, en nous entendant, est devenue blême. Elle a compris que Paris avait été occupé. Elle nous a fait promettre dorénavant de ne plus jamais nous éloigner de la maison.
À cette période, les Juifs ont été assignés à aller chercher leurs coupons de ravitaillement à la mairie.
Les cartes d’alimentation étaient marquées d’un grand « J ». Mais attention, les Juifs ne pouvaient recevoir les produits alimentaires qu’à 11h du matin. En fait, il ne restait presque rien. À ce moment, on nous a donné également des étoiles de David à coudre sur nos habits. La mienne, je ne l’avais pas cousue, mais seulement épinglée. Un Allemand m’a repérée de loin et m’a appelée. « Pourquoi n’est-elle pas cousue ? », m’a-t-il sermonnée dans son mauvais français.
Je lui ai répondu que c’était plus pratique pour la mettre sur d’autres habits.
Il m’a giflée violemment sur les deux joues, un « aller-retour », en me sommant de la coudre.
J’avais deux très bonnes amies, Sophie et Bertha, nous étions inséparables. J’ai assisté à la déportation de Sophie et de sa maman.
Les Allemands sont arrivés dans la cour où nous habitions en hurlant : « Schwarz, Schwarz ». C’était le nom de famille de Sophie. Ils ont déporté sous mes yeux mon amie et sa maman, car Sophie s’était accrochée aux jupes de sa mère et ne voulait pas la quitter. Elles ne sont jamais revenues.
Racontez-nous comment votre famille a survécu.
Une assistance sociale de la mairie a pris ma mère en pitié. Elle voulait l’aider. Ma mère était seule avec 6 enfants à sa charge. Mon père s’était enrôlé dans l’armée française pour que nous puissions obtenir la nationalité française. Il pensait ainsi nous protéger.
Elle lui a dit : « Mme Léon, il se prépare une grande rafle de Juifs. Je peux placer 5 de vos enfants chez une "nourrice" (famille d’accueil), mais il y a une condition : il faut les baptiser.
Ma mère a accepté, elle voulait bien sûr sauver ses enfants. Maman a préparé notre balluchon et l’assistante sociale est venue nous chercher tous les 5. Ma grande sœur étant restée avec ma mère.
Nous sommes arrivés à Noisy-le-Grand, dans une jolie résidence, et la nourrice nous y attendait, avec des gâteaux et des friandises. Elle était bien sûr payée pour nous accueillir. Mais une fois que l’assistante sociale nous a quittés, le ton de la nourrice a changé : « Allez, allez les petits Juifs, descendez en bas ! ». Mon grand frère a demandé : « Où en bas ? Il pleut ! » Elle avait désigné une cage à poules avec un toit dans la cour.
Elle coupait des tranches de pain de 100 grammes exactement pour chacun de nous. Elle a pu nous servir un repas sans donner de couvert et devenir furieuse en voyant mon petit frère porter l’assiette à sa bouche pour récolter le jus des haricots.
Toute votre famille a été sauvée : c’est rarissime...
En effet. C’est un miracle. Même mes grands-parents maternels ont survécu. En fait, je dois signaler ici un épisode incroyable. La nourrice de Noisy était très sévère. Mon grand frère, Chaya, exaspéré par ses méchancetés, a décidé d’organiser une fugue. Le but : retourner chez notre mère.
Nous n’avions bien sûr pas d’argent et le plus petit, Jacob, n’avait que 2 ans.
Le plan de mon frère était le suivant : profiter du jour de la messe où nous nous rendions à l’église (Chaya - Charles - était enfant de chœur...) pour nous enfuir. Mais Jacob, le petit, ne venait pas avec nous à la messe et restait ce jour-là seul avec la nourrice.
Chaya a donc prétexté que le prêtre voulait absolument nous voir réunis tous les 5 et a embarqué le petit avec nous.
Regardez l’aide Divine. Ce jour-là, la nourrice nous a donné un peu d’argent pour acheter du pain au retour de l’église. Chaya, qui levait l’aumône auprès des fidèles avec un tronc, en a profité pour mettre quelques pièces dans sa poche et, à la fin de la cérémonie, au lieu de prendre la direction de la maison de la nourrice, nous sommes montés dans un autocar. Nos petits sous n’étaient pas suffisants et le contrôleur a commencé à élever la voix. Derrière nous, une personne était assise et a commencé à dire au contrôleur : « Mais qu’est-ce que vous leur voulez ? Vous ne voyez pas que ce sont des enfants ? Combien manque-t-il ? Je vais payer ce qu’il faut. » Ainsi, elle a payé ce qu’il manquait et nous sommes arrivés chez notre mère.
Quand elle nous a vus, elle a failli se trouver mal : nous avions traversé Paris occupé, ses 5 petits bouts, pour la rejoindre. Mais qu’allait-elle faire de nous maintenant ? Les déportations étaient quotidiennes, on dénonçait à tout bout de champ. Ma mère s’est à nouveau rendue chez l’assistance sociale qui l’avait aidée (j’ai d’ailleurs tenté de la retrouver après la guerre, mais sans succès) et elle a pu à nouveau nous placer, mais cette fois, pas tous ensemble. J’ai passé deux mois chez une femme extraordinaire qui nous a reçues, ma sœur et moi, avec une grande générosité. Cette fois, elle coupait des tranches si épaisses dans la miche de pain que je lui demandais si je devais la partager avec ma sœur : elle riait en répondant que toute la tranche était pour moi.
Puis, j’ai à nouveau été placée, cette fois avec mes grands-parents, chez le beau-père d’une cousine. Cet homme était arménien, M. Dilsizian.
Il avait aménagé un lit pour mes grands-parents dans sa cave. Je dormais avec eux. Ils ne parlaient pas français, j’étais la traductrice entre eux et M. Dilsizian. J’ai passé un an dans cette cave. Mais M. Dilsizian, qui descendait nous apporter nos repas, voyait que je dépérissais. Il m’a fait passer pour sa petite-fille et je sortais à l’air frais. J’ai même été un peu scolarisée chez les sœurs à ce moment. Elles m’ont d’ailleurs fait faire ma communion. Le soir, je rentrais dormir à la cave avec mes grands-parents. Ma grand-mère me prenait dans ses bras avant de nous endormir et me disait en espagnol : « Remercions D.ieu pour tous Ses bienfait.; »
Bien plus tard, après la guerre, j’ai demandé à Yad Vachem (mémorial de déportation d’Israël), preuves à l’appui, de donner à M. Dilsizian le titre de Juste des Nations. Je lui dois la vie.
Une fois devenue maman, avez-vous raconté à vos propres enfants ce que vous avez traversé ?
Non. J’ai commencé à écrire mes souvenirs de guerre à la suite d’un souci de santé qui m’a obligée à me rendre pour plusieurs mois dans un sanatorium. Loin de tout, et de tous, j’ai acheté un cahier et me suis mise à relater ma vie d’enfant de la guerre. Je n’ai pas raconté à mes enfants. Mais plus tard, à mes petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Vous savez, je pensais qu’avec le temps, les blessures se refermeraient. Mais, en fait, c’est exactement le contraire.
Avec les années qui passent, les choses sont de plus en plus douloureuses à porter et j’ai un besoin immense de raconter. Je ne peux plus garder en moi. Je veux parler, j’ai besoin de parler, de sortir de moi tout ce que je n’ai pas pu dire pendant ces années. Après la guerre, quand j’ai appris ce qui était arrivé au peuple juif, les dimensions insoutenables du génocide, les enfants déportés et exterminés, j’ai eu un sentiment de culpabilité : comment pouvais-je me plaindre, raconter mes expériences, mon vécu d’enfant cachée ? J’avais échappé au pire.
Mais la vérité est que j’ai souffert, et c’est indéniable. C’est inscrit au plus profond de moi, et sans comparaison avec ce que les déportés ont subi, ma souffrance reste une vérité.
Comment s’est passé le retour à la normalité, l’après-guerre ?
J’étais devenue une enfant timide, recroquevillée sur elle-même. Mon père s’en était rendu compte. Il voulait m’aider - je m’en rends compte aujourd’hui - et me disait : « Demande l’heure à cette personne », et je n’osais pas. Je balbutiais, je bafouillais. Je disais à mon père : « J’ai honte ». Il me répondait : « Honte ? On doit avoir honte de voler, de mentir, mais pas de demander l’heure ! »
Un jour, il avait dressé son établi au marché et je l’aidais à arranger la marchandise. Il a commencé à faire sa déballe et, comme d’habitude, il attendait un attroupement conséquent pour commencer la vente. À ce moment précis, alors que des dizaines de personnes étaient déjà attroupées, il m’a dit qu’il devait s’absenter un cours instant, et que c’était à moi de continuer la déballe. J’ai failli me sentir mal, mais je n’avais pas le choix. J’ai commencé à déballer, et c’est sorti, j’ai même proposé une remise plus importante que ce que mon père avait proposé. L’attroupement a grandi, j’ai vendu, et j’ai guéri !
Quel est le message principal que vous voulez transmettre aux enfants des écoles où vous vous rendez pour témoigner ?
Remercier pour tout ce qu’on a. Il fait beau, merci Hachem. Je regarde ma famille, merci Hachem. Pour chaque petite chose, je Le remercie. Rien n’est évident. Moi, je n’ai pas pu dire le mot « Maman » pendant plus de 2 ans.
Dire à sa maman « Maman, je t’aime », c’est important, parce que ce n’est pas évident.
Tous vos enfants sont devenus religieux et votre descendance est pratiquante : qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Énormément. Je me veux juive de tout mon être. Je ne suis pas à leur niveau de pratique, mais je fais de mon possible. Je visite les malades, les personnes âgées dans les maisons de retraite. Je chante, je danse pour elles. J’évolue dans ma pratique, grâce à ma famille, qui m’explique les choses avec tolérance et gentillesse.
Vous avez choisi de vous installer en Israël.
Israël est pour moi quelque chose d’excessivement important.
Nous avons acheté une maison avec mon mari, sans faire notre Aliyah, comme tout le monde, pour avoir un pied à terre en Israël.
Puis, ma fille aînée et mon gendre ont suivi en venant s’installer définitivement. Puis, mes autres enfants. Ils étaient tous très bien installés en France. Ils ont tout quitté. Et maintenant, nous sommes tous réunis ici, c’est merveilleux. Les deux instigatrices du retour de la famille à la pratique authentique du judaïsme sont mes deux petites-filles, Esther et Isska, qui ont entraîné la famille dans leur sillon.
Je viens d’assister à la quatrième Bar-Mitsva d’un de mes arrière-petits-fils. Et j’espère bien assister à son mariage !
En me quittant, Mme Caroline Elbaz me dit en désignant sa famille : « Regardez ce qui est sorti d’une petite Caroline, enfant juive rescapée de la guerre. C’est ça la force du Juif et c’est ma revanche sur les Allemands ! »