A une époque où disparaissent progressivement les survivants de la Shoah, on s’interroge comment faire pour maintenir, dans le public, le souvenir de la Shoah pour les générations suivantes. L’antisémitisme progresse, et il est évident qu’il est important de garder cet événement présent dans la mémoire de la société. A ce sujet, les avis divergent, et, quoi qu’il en soit, mouvements, institutions, cérémonies commémoratives ont pour but d’éviter l’ignorance de cet événement essentiel.
Cependant, pour un Juif croyant, le souvenir s’inscrit dans une autre perspective : l’évocation du passé doit être incluse dans un cadre qui renforce la foi en D.ieu C’est le but de l’étude de le Michna (unité première dans chaque chapitre des divers Traités du Talmud). Cette étude – fondée sur l’identité des lettres entre נשמה (Néchamah – âme) et משנה (Michnah) – est destinée à élever l’âme des disparus. Mais au-delà de cette disposition d’étude, qui est fondamentale pour maintenir le souvenir, c’est toute la conception du passé qui est significative : le passé est la semence de l’avenir. Il n’est jamais question d’occulter les événements – joyeux ou sinistres – qui ont jonché le passé. Concernant le cas précis de la Shoah, il est évident qu’il s’agit d’une tragédie absolue, mais la destruction des deux Temples de Jérusalem n’est pas une catastrophe moins importante, que l’on ne cesse jamais d’évoquer, aussi bien dans le calendrier (les divers jeûnes de l’année), que dans les célébrations familiales (verre brisé aux mariages, coin de la maison laissé non peint). On connaît la fameuse histoire de Napoléon qui, étant entré dans une synagogue un jour de Ticha Be-av, vit les fidèles assis par terre, endeuillés. Il demanda la raison de ce deuil, et fut frappé de la réponse : « Il s’agit d’un deuil vieux de près de 2 000 ans, la destruction du Temple de Jérusalem ! »
Le « devoir de mémoire » est donc inscrit dans l’histoire du peuple juif, mais ce qui importe, c’est de tirer les conséquences de la catastrophe, c’est-à-dire d’être éveillé dans une double dimension : élévation de la conscience d’une part, c’est-à-dire amélioration de notre existence, progression aussi bien dans notre vie religieuse (prière, étude), dans nos relations sociales. La destruction du Temple fut due à la haine gratuite – Sin’at ‘Hinam – et il importe de dépasser ses impulsions premières pour réparer nos insuffisances.
La deuxième dimension est la préparation à un avenir meilleur, c’est-à-dire s’inscrire dans une histoire en devenir. Deux exemples dans la liturgie nous interpellent dans cette direction. Dans la prière de Cha’harit, la seconde partie de cette prière se nomme « Pessoukei DéZimra » (Versets de Louange) et commence par un paragraphe intitulé « Hodou », suite de versets des Psaumes. Il convient de relever que les 15 premiers versets évoquent le passé, l’histoire des patriarches, sous la protection du Tout-Puissant, et la deuxième partie inclut 14 versets qui annoncent l’avenir, l’avènement messianique. Dans la 1ère partie, le mot clé est Zikhrou, “souvenez-vous”, alors que dans la seconde partie, le terme-clé est Bassrou, “annoncez. Si l’on se souvient du passé, on prépare l’avenir. Un 2ème exemple est le Cantique de la Mer, chanté après le passage de la mer Rouge, également inclus dans les « Pessoukei DéZimra », la première partie du Cantique rappelle les miracles qui ont permis le passage de la mer Rouge, tandis que la seconde partie du Cantique annonce l’inquiétude des peuples de voir arriver les enfants d’Israël qui vont construire le Temple. C’est toujours cette transition : ne pas oublier le passé, et annoncer l’avenir.
Il est évident, nous le voyons, que toute l’optique de la Torah est basée sur le passé, mais implique une perspective sur l’avenir. Au moment où l’Eternel se révèle à Moché, au buisson ardent, Il se révèle par l’avenir – Je serai Celui qui sera – mais Il ajoute : « Dis aux enfants d’Israël : l’Eternel, D. de nos pères, D. d’Avraham, d’Its’hak et de Yaakov, m’envoie vers vous Tel est Mon Nom à jamais, tel sera Mon attribut dans tous les âges » (Exode 3, 15). Ici aussi, dans la première révélation à Moché, le passé s’affirme dans l’avenir.
Il apparaît ainsi que ce n’est pas seulement d’assurer la mémoire qui importe, mais la fidélité au passé qui est la garantie de la mémoire. Assurément, le souvenir de la Shoah ne saurait s’effacer dans l’Histoire, mais c’est le maintien de la tradition, plus que les cérémonies de souvenir ou les voyages dans les lieux des camps – certes très utiles comme soubassement matériel, c’est donc l’attachement à l’être spirituel juif qui sera la condition de l’important devoir de mémoire.