C’est décidé, Benjamin et moi avons décidé de faire Chabbath ! Après ce qui s’était passé la semaine dernière, je m’étais rendue compte que le format « Kidouch-Télé » (comme j’avais pourtant l’habitude de le faire depuis petite) tuait littéralement la beauté de Chabbath… et donc nous avions décidé de franchir le pas.
J’étais tellement excitée à l’idée de notre premier vrai Chabbath !
Comme je n’y connaissais pas grand6chose, j’appelais Hanna pour recevoir quelques explications :
Comment puis-je te résumer les lois de Chabbath en quelques minutes… Garder Chabbath, ce n’est pas que s’abstenir de cuisiner, travailler et faire des achats ! Les lois sont très nombreuses ! Pour vraiment respecter Chabbath, je te conseille d’acheter un livre de lois et de les étudier chaque semaine avec ton mari. Ça sera l’occasion de passer du temps avec lui tout en apprenant quelque chose de fondamental.
En attendant, tu devras équiper ta maison. Voici la liste des choses à acheter :
- Bougeoirs pour allumer les bougies
- Verre de Kiddouch
- Plata (plaque chauffante)
- Koumkoum (bouilloire qui chauffe en continue)
- Minuterie pour la lumière
- Kit pour faire la Havdala (prière de clôture de Chabbath) constitué d’une grande bougie, d’herbes odorantes
- Une ceinture pour porter les clés selon la Halakha
Une ceintures pour porter des clés ? Mais de quoi avait bien l’air cette ceinture ? J’avais l’impression d’arriver en CP et que la maîtresse me donnait la liste des fournitures scolaires à acheter. Je notais sans vraiment comprendre, mais mon manque de compréhension n’avait d’égal que mon enthousiasme !
Le soir, en sortant du bureau, j’allai me promener dans les magasins du Marais pour constituer mon trousseau de la parfaite “Chomér Chabbath”. Je rentrai dans un magasin et découvris le propriétaire de la boutique spécialisée dans la vente d’articles religieux. Il m’accueillit avec un grand sourire et me demanda ce que j’étais venue chercher. J’avais l’impression d’être chez le papetier avec ma liste de fournitures scolaires avant la rentrée des classes.
Voilà, je m’apprête à faire Chabbath, alors je suis venue acheter ce qui se trouve sur cette liste.
Oh…, me fit-il, et tout d’un coup, il leva sa manche et me montra un numéro tatoué sur son bras. Plus que les juifs ont gardé le Chabbath, c’est le Chabbath qui a gardé les Juifs, me dit-il.
Lorsque j’étais dans les camps, mes camarades et moi n’avions plus la force de continuer. Mais il y avait un Rabbin, qui toute la semaine conservait de la margarine afin de pouvoir allumer les bougies de Chabbath dans notre baraque. Puis, chaque vendredi soir, à la tombée de la nuit, il chantait le chant traditionnel « Lékha Dodi » avec ses yeux brillants et sa voix d’ange. Nous le suivions, bien que tétanisés à l’idée que les Allemands nous découvrent. Nous étions glacés, mais ce Rabbin nous réchauffait les cœurs. Toute la semaine, lorsque nous étions éreintés et anéantis, je me disais « plus que quelques jours à tenir avant d’entendre le chant de Lékha Dodi… ». C’est sûrement ce qui m’a donné, dans cet enfer, la force de vivre.
J’avais les larmes aux yeux… Moi qui pensais que Chabbath se résumait à acheter une Plata et un Koumkoum, je réalisais que sa force dépassait tout entendement, au point de redonner la vie à une personne sur le point de périr.
Je choisis les objets avec la plus vive attention et fis l’acquisition d’une très belle paire de bougeoirs sertis de perles dorées et d’un verre de Kiddouch en argent.
Le vendredi soir suivant, Benjamin et moi sortions plus tôt du travail afin de pouvoir faire rentrer le Chabbath à l’heure. La tension était à son comble afin de pouvoir tout préparer à temps, mais Hanna m’avait prévenu que ce moment était très propice aux disputes et qu’il fallait redoubler d’attention et de bienveillance l’un envers l’autre.
Benjamin me préparait les bougies, comme le mari de Hanna le lui avait recommandé, et, enfin, j’allumais les bougies et prononçais la bénédiction que j’avais maintes fois entendue chez ma grand-mère :
Beni sois-Tu Eternel, Roi de l’univers, qui nous a sanctifié par Ses commandements et nous a ordonné d’allumer les bougies du Saint Chabbath.
Je me souviens encore des conseils de Hanna :
Pour certains, Chabbath se résume à une liste d’interdits : il est interdit prendre l’ascenseur, de prendre sa voiture, de chauffer la nourriture au micro-ondes etc. Malheureusement, ces personnes là ne savent prononcer que le mot « Assour » (« Interdit ») et oublient que le but de Chabbath est de profiter et jouir des choses que l’on aime le plus. Ils se concentrent sur les interdits et non pas sur le plaisir du Chabbath. Et, en général, ceux qui en souffrent le plus ce sont leurs enfants, car ils apprennent que le Chabbath se résume à une liste d’interdits et finissent par languir le moment où il va prendre fin. Quel dommage !
Alors, Emma, réfléchis à ce que tu aimes le plus ! Cela peut être manger un bon plat, faire une bonne balade, jouer à un jeu, chanter des chansons. Et agrémente ainsi ton Chabbath de tous ces plaisirs qui vont constituer les « épices de ton Chabbath ». C’est ce qui va lui donner un goût immémorial pour toi, ton mari, vos futurs enfants, ainsi que toutes les générations suivantes.
Le soir, nous allions à la synagogue, et les gens de la communauté se firent une joie d’accueillir « le nouveau couple nouvellement installé dans le quartier ». Je ris intérieurement lorsque je découvrais que nous étions toutes affublées de la même ceinture de Chabbath, tel le dernier accessoire à la mode !
Après avoir pris place, une femme m'emmena un livre de prières et m’indiqua où nous en étions. Lorsque nous arrivions au fameux chant de Lékha Dodi dont m’avait parlé le monsieur du magasin, les larmes me montaient aux yeux. Non seulement car je me souvenais de son histoire, mais aussi car, depuis ma place, j’entendais la voix de Benjamin comme celle d’un enfant enjoué qui prononçait ce chant. Il chantait faux, comme d’habitude ! Mais il avait l’air tellement heureux; que son chant était le plus agréable à entendre de tous !
En sortant, il me fit part de ce qui s’était passé : il avait retrouvé des amis d’enfance à lui à la synagogue. C’est cette joie des retrouvailles qui l’avait poussé à chanter avec tellement d’allégresse.
- D’ailleurs, me dit-il, je les ai invités à déjeuner demain midi.
- Quoi ? Mais nous n’avons pas assez à manger !
- Ce n’est pas grave, Chabbath c’est la source de bénédictions ! On ne manquera de rien, ne t’inquiète pas… Et puis aussi, j’aimerais vraiment retourner à la synagogue demain matin : figure toi qu’ils vont distribuer des bonbons !
Décidément, Benjamin était bel et bien retourné en enfance à la synagogue… Cela me faisait plaisir de le voir comme ça, lui qui avait l’habitude de toujours prendre tout très au sérieux.
Le soir, nous goûtions au plaisir d’être tous les deux, et, le lendemain, nous découvrions le plaisir de recevoir des invités à notre table de Chabbath. Effectivement, Benjamin avait raison, bien que j’avais préparé à manger seulement pour nous deux, il y eut comme un miracle : cela a nourri toutes les personnes réunies à table à satiété.
Lorsque tout le monde est parti, j’ai cédé à la demande de Benjamin de jouer aux échecs : il adorait ça (ou bien adorait-il simplement le fait de me gagner ?!), mais je refusais presque toujours prétextant un manque de temps. Mais là, plus d’excuse : à Chabbath, on a tout notre temps.
Et puis, j’avais envie de lui faire plaisir : les échecs ce sont ses “épices du Chabbat” propres à lui, pour reprendre l’expression de Hanna…
Nous sommes ensuite sortis nous promener dans les rues de Paris. Nous empruntions les chemins que je prenais quotidiennement, mais pourtant, cette fois-là, ils avaient une allure différente… Peut-être parce que, pendant la semaine, je ne prends pas le temps de lever la tête, et, tout d’un coup, j’avais le temps d’observer les arbres, le parc, le soleil, le ciel… Quel beau monde Tu as créé Hachem…
Puis, Chabbath touchait à sa fin, et, après cette expérience, il nous était presque difficile de rallumer nos téléphones et nos ordinateurs. Heureusement qu’il existait la Havdala, cette prière de clôture de Chabbath qui nous permettait de reprendre un peu le sens des réalités.
Benjamin prononçait la bénédiction : Béni sois-tu Eternel, Roi de l’univers qui a distingué le Chabbath des autres jours de la semaine.
Cette bénédiction prenait tout son sens : pour la première fois, nous avions ressenti de tout notre être à quel point Chabbath avait une dimension totalement différente des autres jours, et au cours de cette journée hors du temps, nous avons eu la joie de nous retrouver en connexion totale avec nous-mêmes et avec notre Créateur.
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