Nous sommes tous largement influencés par notre enfance. Nos tendres années ont forgé notre caractère, modelé notre sensibilité et nourri notre imaginaire. Elles ont été le berceau de nos premières leçons de vie, des plus douces aux plus pénibles. Notre personnalité s’est formée grâce aux multiples interactions avec notre environnement et avec ceux qui nous ont accompagnés, principalement nos parents.
Notre enfance a constitué le terrain vierge sur lequel nos premières expériences ont laissé des empreintes profondes, comme les premiers coups de pouces du sculpteur dans son bloc d’argile.
Les marques initiales sont heureuses ? L’artiste les amplifie, les nuance, les adoucit peut-être et s’en sert comme point d’appui pour le reste de son œuvre.
Face à la tâche qui lui incombe, il se peut aussi qu’il se sente complètement démuni, seul, malade, sans confiance ni compétence, ou qu’il se défoule sous l’emprise de la colère ou d’un grand désespoir. Il prendra alors sa terre souple et sensible comme exutoire à ses tensions, il en fera son souffre-douleur ou son boulet, au point de rendre sa création particulièrement boiteuse.
Il en va de même avec notre personnalité. Notre compréhension du monde et des rapports humains, notre manière de nous y inscrire et l’éventail de nos émotions sont le reflet de nos premières expériences et de tout ce qui les a confirmées, nuancées ou contredites.
Lorsque, jeune adulte, nous sommes au bord du nid, à l’heure d’ouvrir nos ailes pour découvrir et créer notre propre vie, nous sommes profondément formatés par ces deux décennies passées dans notre famille d’origine. Elles ont coloré confiance en soi, désirs et ambitions, généré hontes et culpabilités, nourri peurs, timidité et angoisses. Ces années au sein de la famille sont largement responsables de nos bouffées de colère volcaniques ou de nos flots de larmes irrépressibles, tout autant que notre émotivité à fleur de peau, de notre culture fanfaronnante ou de notre humour vitriolé. Et peut-être aussi du choix de notre métier, de notre conjoint ou du désir de fonder une famille.
Pour nos enfants aujourd’hui, comme pour nous-mêmes hier, ces influences initiales, prégnantes et décisives sont belles et réfléchies, maladroites et médiocres, ou carrément sordides et terriblement traumatisantes. Elles constituent le bagage psychique fondamental avec lequel nous affrontons tous un jour ou l’autre la complexité de la vie des grandes personnes, nous la subissons ou nous la choisissons. C’est la nôtre maintenant.
Y sommes-nous bien préparés ? Sommes-nous capables de prendre les bons trains, avec ce lourd bagage ?
Et si nous restons un peu longtemps calés sur le quai, ne sachant quelle voie choisir ou ratant systématiquement les voitures dans lesquelles on aurait pu sauter, serait-ce à cause de ce fardeau qu’on traîne partout et dont on n’arrive pas à se débarrasser ? Peut-on faire la différence entre ce conditionnement qui nous modèle comme une seconde peau et notre vraie personnalité ? Peut-elle émerger du carcan de l’enfance, à fortiori d’une enfance blessée ?
Ces plaies non guéries, qui saignent encore sans qu’on ne s’en rende compte, devienne ultérieurement source d’abus et de malentendus : à l’âge adulte, elles attendent toujours d’être soignées et génèrent, en sourdine, des comportements inadaptés, sous-tendus par des besoins de réparation du passé. Après nous-mêmes, nos proches sont les premiers à en faire les frais : notre conjoint et nos enfants.
Notre conjoint risque d’être appelé à combler nos manques, sans conscience de part et d’autre. Dans une certaine mesure c’est parfaitement normal et c’est même en partie ce qui lie deux êtres, mais parfois nos besoins de réparation datant d’hier, sont impossibles à assouvir aujourd’hui. C’est comme un puits sans fond. Le partenaire a beau faire, ce n’est jamais assez.
Que l’on reproduise les comportements de notre enfance avec nos enfants ou que l’on fasse exactement l’inverse, on reste dans une dépendance à l’égard d’un passé qui n’est ni compris ni guéri. On aborde tous notre vie d’adulte avec quelques casseroles qui traînent. En prendre conscience est la meilleure voie pour s’en débarrasser et ne pas faire payer à nos enfants le prix de nos douleurs refoulées et de nos espoirs trahis.
On ne peut lutter contre ce qu’on ne perçoit ni ne comprend. L’exploration de son passé invite à dépasser le stade des griefs à l’égard de ses parents. Ils ont certainement leur part de responsabilité dans les difficultés qui nous entravent, en prendre conscience est salutaire. Mais au-delà des reproches et de la liste de leurs torts, ce qui importe surtout est de déterminer l’empreinte de notre enfance, cicatrisée ou non, afin de pouvoir la guérir et vivre sa vie avec sincérité et cohérence.
On ne peut rien changer au passé, on ne peut éviter que les dommages qui nous ont été infligés aient eu lieu, mais on peut se réparer et regagner son intégrité perdue. Faire la lumière sur son passé permet de sortir enfin de l’invisible prison de l’enfance et de se transformer d’inconsciente victime du passé en adulte responsable, qui connait son histoire et l’assume.
« On ne peut comprendre la vie qu’en regardant en arrière. On ne peut la vivre qu’en regardant en avant »