« J’étais à Rome dans un taxi avec le Rav Kahaneman », raconte Dr Rothschild, fondateur de l’Hôpital Mayané Ayeshoua, « lorsque le Roch Yéchiva a demandé au chauffeur de se diriger vers l’Arc de triomphe de Titus, situé Via Sacra. Une fois proche de la frise où est gravée dans la pierre l’image des Juifs pris en captivité en train de porter la Ménora, il sortit du taxi, et commença à s'adresser à l'Empereur romain, comme s'il était devant lui :
“Titus, Titus !! Où es tu ?
Quel enfant à Rome se souvient encore de toi ? Qui fête tes victoires ? À qui elles importent encore ? Alors que ce peuple d’esclaves, brimé, éparpillé aux quatre coins du monde, est encore là, plus vivant que jamais, et à Bné Brak s'élèvera bientôt, si D.ieu veut, une Yéchiva qui contiendra des milliers d'étudiants penchés sur ces textes Saints que tu voulais abolir.” Le Rav faisait bien sûr référence à la nouvelle Yéchiva de Poniovicz qu’il était en train de bâtir. »
Rav Kahaneman voyait loin. Le judaïsme authentique, décimé dans la tourmente de la guerre, ne comptait plus, au début des années cinquante, que quelques milliers d’adhérents, et au mieux, quelques dizaines de Ba’houré Yéchiva...
Habité par la promesse de D.ieu, le Rav voyait grand. Et même si autour de lui, on soulevait un sourcil étonné à la vue des énormes fondations qu’il entreprenait pour y loger ces quelques étudiants sur la colline la plus haute de Bné Brak, ce visionnaire ne réglait sa boussole que sur la Parole de D.ieu : « Ki Mitsion tetsé Torah », « De Sion sortira la Torah ».
Et quelle Torah !
Rav Kahaneman eut raison. Il aurait même pu construire encore plus grand, car sa Yéchiva, comme toutes celles du pays, n’allait pas désemplir. Les braises du peuple juif ne se sont jamais éteintes, et ne s’éteindront jamais.
Après 3000 ans d’histoire, avec vue plongeante sur toutes les prophéties réalisées, sur toutes les promesses concrétisées, (et malheureusement également sur les calamités), le judaïsme authentique refleurit à Sion, comme jamais auparavant.
« Yonathan, rentre à la maison ! »
À l’autre pôle de la ville du ‘Hazon Ich, géographiquement et conceptuellement, dans la verdoyante vallée de Jezreel, entre Haïfa et Nazareth, s’installèrent à la fin du 19ème siècle des familles d’immigrants d’Europe de l’Est et de Russie, apportant avec eux un modèle de vie socialiste. C’est là que naquit en 1947, Yonathan Geffen. Si vous êtes un tant soit peu hébraïsant, et que vous entendez une très belle chanson à la radio, il y a beaucoup de chance pour qu’il en soit l’auteur. Geffen, chanteur, auteur-compositeur, traducteur, présentateur, dramaturge, journaliste, satiriste et chroniqueur (seulement !!!) est un incontournable de l’« Erets Israël Hayaffa » : celle des pionniers, des Kibboutz, des hommes et des femmes à la trempe d’acier, qui assèchent les marécages et construisent le pays. Sa maman, Aviva, est la sœur du légendaire Moché Dayan, général et ministre de la Défense sous Golda Meir ; Samuel Dayan, son grand-père, était ‘Haver Knesset, et on se retrouve ici dans les familles fondatrices, sionistes dans l’âme, qui « ne demandaient qu’une seule chose à leurs enfants » dit Geffen avec un sourire espiègle, « de s’engager dans les unités d’élite et de mourir pour le pays… ».
Dans ce monde de gradés et de soldats décorés, depuis petit au Mochav Nahalal, on appelle Yonathan « l’artiste », ce qui n’est pas vraiment un compliment. Il cherche désespérément l’amour d'une mère absente, qui noie sa mélancolie maladive dans le sommeil, et qui lui donne un baiser lorsqu’il écrit une comptine : il en écrira alors 7 par jour... Ainsi Geffen commencera sa carrière d’auteur à 8 ans, pour gagner l’attention et l’affection d’une maman en souffrance.
Petit Yonathan devient grand, et veut être un héros. Pour cela, il sera de tous les combats. Il fait la Guerre des Six Jours, se bat au Canal de Suez, enrôlé dans les parachutistes de la prestigieuse unité Golani. Mais après la Guerre de Kippour, en 1973, alors que les idoles de Tsahal se sont définitivement écroulées pour lui, il fait volte-face et « vomit » tout ce sur quoi il avait grandi, pour devenir un antimilitariste engagé et actif. Témoin du carnage que l’offensive syrienne provoquera dans les rangs israéliens au début du conflit, en partie à cause d’un état-major mal préparé, trop confiant et suffisant, il verra comment en moins d’une semaine 2800 soldats tomberont au front, 2800 fleurs fauchées en trop. Il en fera une chanson, devenue un hymne : « Interdiction de cueillir les fleurs du jardin ».
Geffen, suivant sa logique implacable, estimera que rien ne justifie la perte de ces jeunes soldats ; cette terre en fait se paie trop cher et les revendications du camp ennemi, en fin de compte, sont légitimes. Qu’est-ce qui justifie l’occupation de ce pays aux dépens de ceux qui s’y trouvaient avant ? La seule réponse, devant l’équation irrésolvable de ce juif laïc, à la fois enraciné dans ce lieu mais refusant de reconnaître que le seul contrat de possession de cette terre passe par le respect de la Torah, est de s’attacher au camp de l'extrême gauche. Faire la paix à tout prix avec l’ennemi et partager ce territoire reste la seule solution, car le positionnement d’« occupants » est indéfendable à ses yeux. Le fait que l’ONU ait accordé le 29 novembre 1947 ce lopin de Gan Eden aux Juifs, pour lui, ne change rien à l’affaire.
Retour à Nahalal
L’homme, et il l’avoue, est demeuré un enfant, révolté, spontané, fuyant sans cesse une réalité trop pesante pour son âme fragilisée et devenue, suite aux horreurs du front, post-traumatique.
Il se traite « d’adulte infantile », et en effet quelque chose en lui, dans son regard, dans son écriture est « de l’enfance » . Il signe en 1971 l’album de chansons pour enfant « Le 16ème mouton » qui reste jusqu'à aujourd’hui un chef-d’œuvre incontesté, pour petits et grands.
« La plus jolie petite fille du Gan », « Yonathan rentre à la maison », « Vous vous souvenez des chansons », « Le Petit Prince » , autant de titres parmi les centaines de son répertoire qui deviendront la « bande son » de l’État hébreu.
À 70 ans, il entame une cure de désintoxication et lassé des excès de Tel Aviv, il revient à Nahalal, dans la simplicité des champs, des hommes qui se couchent tôt et se lèvent à l'aube pour travailler la terre, entouré des moutons et des arbres fruitiers, qui deviennent le cadre apaisant de ses vieux jours.
Il interroge, et s’interroge sans cesse, humain, désespérément intelligent et éveillé. Mais, contrairement à Ouri Zohar qui réussit à extraire de sa vie d'artiste, la voie de la justesse, Geffen, sans doute trop imprégné des stigmates que les milieux branchés ont définitivement apposés sur le judaïsme, s’éteindra à 76 ans, il y a moins d’un mois, sans avoir compris ce que Rav Kahaneman, qui ressemblait pourtant à ses deux arrière-grands-pères, cherchait à construire ici.
Aviv, le printemps est là
Aviv Geffen, son fils, également musicien accompli, qui a su se faire un prénom, a franchi le pas que son père n’a pas pu faire.
La bonne foi mène à tout : exaspéré lors du Corona par les incessantes et injustifiées critiques des médias à l'encontre des religieux, Aviv, lors d’un concert, salue Bné Brak et ses habitants, tendrement, leur faisant des excuses pour les préjugés dont on les accable. Après le spectacle, ce sont des milliers de messages d’affection qu'il reçoit de ces mêmes « orthodoxes » qu’on continue à « massacrer » dans la presse. La glace se brise et en duo avec Avraham Fried, il marque définitivement un tournant, à la stupéfaction de la Tel Aviv bien pensante. Il fêtera la Bar-Mitsva de son fils avec montée à la Torah et Téfilin (pas évident dans certains milieux, oui, même en Israël…) et fera une « Chéelat Rav » - question à un rabbin - pour savoir s’il doit annuler les concerts prévus pour ce Yom Ha’atsmaout, étant dans le mois du décès de son père.
Si Aviv n’est pas encore « Chomer Mitsvot » - pratiquant - à plein temps, il a compris que sans judaïsme, les chemins d'Israël, aussi verdoyants et exaltants soient-ils, sont une impasse. Son père avait fait une partie du voyage, concluant que tout est vanité, mais sans être capable d’aller jusqu’au bout de sa réflexion. Aviv, une génération après, moins tenaillé peut-être par cette famille portant sur la poitrine tant de médailles et d’acquis militaires, ose boucler la boucle et reconnaître que l'Israël de rav Kahaneman et de ses propres aïeux, est aussi la sienne, plus vivante que jamais.
Yonathan peut reposer en paix dans la terre tant aimée d’Erets Israël : Aviv, son fils, dira Kaddich pour lui.