Le jour saint entre tous, Yom Kippour, habillés de blanc, en jeûne et en prière, le juif se rapproche de son Créateur.
Comment comprendre qu'à la prière de Min’ha, la section qui sera lue, celle choisie entre toutes pour cette prière importante du jour Saint, sera celle de A’haré Mot ? Et, dans cette Paracha (Lévitique 18/1-30), on a choisi le passage le plus étonnant, celui qui énumère toutes les relations interdites, incestes et zoophilie inclues :
« Vous observerez donc Mes lois et Mes statuts, parce que l’homme qui les pratique obtient par eux la vie : Je suis l’Eternel.
- Ne découvre point la nudité* de ton père, celle de ta mère : c’est ta mère, tu ne dois pas découvrir sa nudité.
- Ne découvre point la nudité* de la femme de ton père ; c’est la nudité de ton père.
- Ne découvre point la nudité* de ta sœur, fille de ton père ou fille de ta mère… » etc., etc.
La liste est longue, et la section choisie cite « tous les cas de figure ».
Etait-ce bien le moment d’ouvrir la bouche d’égout des pulsions bestiales de l’homme ? En ce jour saint ?
N’aurait-on pas mieux fait de choisir pour Kippour la Paracha de Kedochim, qui vient juste après, si riche, si ennoblissante, avec les commandements de ne pas « grappiller les vignes jusqu'à la dernière », mais de laisser des fruits pour l’indigent ; sans parler de la retenue de médisance, de l’amour de son prochain, l’obligation de vérifier ses poids et mesures, de ne pas mettre un obstacle devant l’aveugle, de ne pas insulter le sourd, l’interdit formel de sacrifice humain, de sorcellerie, etc., etc. La Paracha foisonne de Mitsvot, et elle aurait été très adaptée à l'élévation du jour.
Et pourtant, non. La Paracha choisie nous ramène sur terre, alors que des ailes d’anges avaient presque déjà poussé sur nos Talith.
Une "boîte noire” à désamorcer
Une très belle explication, malheureusement d’actualité, répond à notre étonnement. Cette lecture en plein Kippour, alors que l’homme sent son enveloppe charnelle lui peser un peu moins lourd que d’habitude, vient lui rappeler de quoi il est fait. Même au sommet du jour saint, un homme reste une entité vulnérable, faite de passions, de pulsions, de désirs animaux, de chair et de sang. Et si on nous le rappelle Kippour, à plus forte raison faudra-t-il s’en souvenir dans notre quotidien. Le judaïsme ne prêche jamais pour des envolées d’extase spirituelle : nous sommes bien sur terre, constitués de matière et attirés par elle.
Car le danger, c’est de l’oublier. Si un homme est conscient de ses zones d’ombre, des forces d’attraction qui agissent sur lui, il sera sur le qui-vive et pourra éviter les terrains qu’il pressentira comme minés pour lui ; ce sont ceux qui sont persuadés « qu’à eux, ça n’arrivera pas », que ces débordements ne les concernent pas, niant “la boîte noire” que nous avons tous en nous, qui sont vraiment dangereux. Pas toujours facile ou agréable de faire son introspection et de découvrir les replis obscurs de notre âme et ses inclinaisons parfois inavouées. Mais un juif véritable, qui craint le Ciel, se doit de faire ce “ménage” en lui et braquer une lampe de poche sur toutes les facettes de son être.
Il est très intéressant de signaler que le texte, lorsqu’il nous met en garde, s’adresse à nous au vocatif, deuxième personne du singulier : “Ne découvre point la nudité…” La Torah ne dessine pas de profil de l’éventuel père ou frère incestueux. Ça peut être toi, moi, nous. Personne n’est à l'abri.
Un autre point à relever est que la Torah condamne toujours l’acte : “C’est une abomination” et n’emploie pas l’adjectif qualificatif : “individu abominable”. C’est une nuance, mais de taille. Comme si la tendance, l’inclinaison existe, c’est un fait qu’on ne peut nier, mais c’est le passage à l'acte qui est suprêmement condamnable.
Une nature de fauteur ?
A ce propos, une Guémara (‘Avoda Zara 17) rapporte une histoire édifiante. Un homme, du nom de Eli’ézer ben Dourdaya (l'appellation “Rabbi” lui a été ajoutée par la suite), avait connu toutes les prostituées de son époque, lorsqu’il apprit qu’il y en avait une qui prenait un salaire énorme, et qu’il n’avait pas visitée. Il réunit la somme et traversa des fleuves pour la rencontrer. L’homme, au moment de consommer la faute, entendit la femme lui dire en allusion, que jamais il n’obtiendra de repentir sur ses actes. Elle, l’obscur objet de son désir, lui dévoilait le gouffre dans lequel il était tombé. Il chercha alors un repentir et invoqua pour cela les forces de la nature.
“Montagne, ciel et terre, soleil et lune, voie lactée, intervenez pour moi ! Demandez pitié pour moi !” Mais elles refusèrent de plaider pour lui. Il mit alors sa tête entre ses genoux, poussa un soupir en sanglotant, et son âme le quitta. Une voix sortit du Ciel et acclama : “Rabbi Eli’ézer ben Dourdaya est appelé au monde futur.”
Pourquoi Eli’ézer a-t-il cherché un plaidoyer pour lui auprès de la nature ? Son idée était la suivante : “De même qu’une montagne est montagne, qu’un soleil est soleil, comment vais-je transformer, moi, Ben Dourdaya, ma nature de fauteur impénitent ? Vous, les éléments, qui êtes immuables, plaidez pour moi !! Dites que c’est impossible ! Que je ne pouvais pas faire autrement !"
Mais les éléments refusèrent de plaider pour lui. “C’est vrai, il y a dans ta nature des éléments de fauteur, d’adultère, mais, différemment de nous, qui sommes inanimés et sans libre arbitre, tu n'es pas déterminé par eux.” Ce qui revient à dire : “Tu avais l'inclinaison - et elle n'est pas condamnable, car, en effet, elle est dans ta nature -, mais tu avais un champ de liberté te permettant de ne pas passer à l'acte.”
Même Sigmund Freud aurait triché
Longtemps, les cultures ont mis une chape de plomb sur les agressions sexuelles subies par les enfants et sur l’inceste - tabou par excellence. On n’en parlait pas et si une victime osait y faire allusion, on ne la croyait pas, ou plutôt, on ne voulait pas la croire. Une polémique a éclaté récemment, soutenant que Freud, à ses débuts, jeune docteur en neurologie, prit connaissance d’un nombre hallucinant d’abus sur les enfants, dans sa Vienne conservatrice et très “comme il faut” de la fin du 19ème siècle. Pour ne pas s’isoler en accusant une société entière, dont lui-même et sa famille faisaient partie, il aurait occulté ces tristes constats et, plus tard, alors que des patients venaient le voir avec de sévères troubles psychiques, dus à ces abus de l’enfance - il le savait très bien -, il élabora des théories mettant sur le compte de “fantasmes”, de complexes Œdipiens, les répercussions dramatiques que ces sévices avaient engendrées chez les adultes en question. Il avait préféré fabriquer une théorie de toutes pièces, plutôt que de divulguer une vérité sordide qui aurait mis en péril son monde (voir lettre à son ami W. Fliess). La vitrine avant tout.
Mais pour le juif de la Torah, relié à la vérité millénaire, rien n’est passé sous silence. Pas d’omerta : des forces obscures existent en tout homme et, même en plein Kippour, on nous le rappelle. Ouvrons nos oreilles et suivons avec notre doigt l’Ecriture du Livre Saint : c’est bien à nous que ces versets s’adressent.
Et un homme averti en vaudra toujours deux.
* Les commentateurs Even ‘Ezra, Targoum Yonathan et Ramban s’accordent tous pour dire qu’il s’agit d’une formulation décente pour exprimer une relation sexuelle.