Messirouth Néfech, voilà une expression couramment entendue et utilisée. Au point qu’il est facile de simplement deviner qu’il s’agit là d’une notion essentielle du monde de la Torah ou, pour ainsi dire, un "marqueur" du judaïsme.

Alors, comment tout d’abord traduire ces deux mots qui n’en forment plus qu’un ? Il est généralement d’usage d’avoir recours, en français, à l’expression "don de soi". Une belle expression, en vérité, qui indique bien un mouvement de générosité extrême. Mais le monde de la Torah est un monde d’exigence, qui nous appelle à toujours essayer d’aller plus loin. Et ici aussi. Car "don de soi" peut être compris avec une certaine mesure de réserve : donner de soi, c’est certes faire un don généreux, mais peut-être seulement d’une part de ce qui est soi. Pas tout le soi. Tout autre est la Messirouth Néfech : en bonne traduction, on devrait dire "don, ou même abandon, ou encore renoncement à son Néfech, c’est-à-dire à son être même."

Il s’agit là, effectivement, d’un véritable marqueur du judaïsme qui, de façon étonnante, court de génération en génération, depuis Avraham notre père, socle de notre identité, jusqu’à nos jours.

Avraham, premier exemple du "don de l’être"

C’est Avraham, prêt à être jeté dans la fournaise ardente, prêt à l’abandon de tout son être, par fidélité à sa quête de la vérité. Nous apprenons ainsi, dans Pirké Avot (Les Maximes des Pères 5,3) qu’au titre de la Messirouth Néfech manifestée par Avraham au cours des dix épreuves qu’il a connues et surmontées, il y avait le fait de sortir à travers le monde pour proclamer la foi dans le D.ieu unique ; il est prêt, dans "l’offrande de tout son être", malgré les moqueries et menaces, à écouter la voix de ce D.ieu Tout-Puissant qui lui promet des merveilles et une descendance abondante, alors qu’il a déjà atteint l’âge de la vieillesse ; il est prêt encore à avancer "à l’aveuglette", vers cette terre dont D.ieu lui a simplement dit "la terre que Je te montrerai" ; il est prêt, plus encore, à trahir tout ce qui a été l’œuvre de sa vie, en se soumettant à la voix qui lui ordonne d’offrir son fils en sacrifice, comme le dit le splendide poème liturgique, "les yeux en pleurs, le cœur dans la joie".

Et que dire à ce sujet des si nombreuses et exemplaires figures bibliques, et de leurs héritiers, tout au long de l’histoire de notre peuple ? Comme Ra’hel, par exemple, cédant sans broncher sa place à sa sœur Léa ? Quelle force d’âme, pour renoncer à son mariage avec Ya’akov, en transmettant à sa sœur, à qui elle veut éviter toute humiliation, les signes de reconnaissance que lui avait donnés Ya’akov ! Elle savait, pourtant, qu’elle perdait ainsi de prendre place aux côtés de Ya’akov dans la fondation de la famille des Bné Israël !

Ou que dire, parmi tant d’autres exemples, de ces mères juives du ghetto de Rome ? La règle cruelle de ce ghetto, dans la ville de Rome appartenant alors à la Papauté, était que si un Juif décidait de se convertir, il "offrait" par la même occasion sa femme et ses enfants : la police pontificale venait sans tarder les arrêter dans le ghetto, remettant les enfants à des institutions chrétiennes, conduisant leurs mères à la "maison des catéchumènes". Là, durant quarante jours, elles étaient soumises à un véritable lavage de cerveau. Tout était fait, menaces comme promesses mensongères, pour les convaincre de suivre le même chemin que leur mari. Ou, au terme de ces quarante jours de torture morale, de retourner seules reprendre leur vie dans les sombres et infectes ruelles du ghetto. En plusieurs siècles d’existence de ce ghetto, peu de Juifs, généralement des jeunes désespérés par les terribles conditions de vie qui leur étaient imposées, firent ce choix extrême. Mais ce qui est stupéfiant, c’est que seul un nombre infime d’épouses finirent par céder. Pour découvrir d’ailleurs, mais trop tard, qu’elles ne pourraient retrouver maris et enfants. La grande majorité de ces femmes exemplaires, souvent peu éduquées, tinrent tête à la violence qui leur était faite et repoussèrent le mirage mensonger d’une vie meilleure, entourées de leurs enfants, au sein de la société chrétienne.

Un héritage d'une autre dimension

Comment comprendre un tel renoncement, un tel incroyable abandon de soi, par fidélité à leur peuple et à sa foi ancestrale ? Et comment, de nos jours, comprendre tant de récits inouïs qui nous parviennent depuis le pogrom de Sim’hat Torah, sur ces hommes et ces femmes exemplaires, héros modestes mais lumineux, sortis grandis de leur confrontation avec les méfaits de ce "sauvage d’homme" qui les agressait ?

Une vérité s’impose : au-delà du simple capital génétique hérité de nos ancêtres, on voit se manifester au sein du peuple d’Israël un héritage d’une autre dimension, d’essence spirituelle celui-là. Comme un potentiel unique de grandeur et d’héroïsme dans le "don de son être", venu pour commencer du mérite de notre père Avraham.

Un texte du Rav Ye’hiel Ya’akov Weinberg, dans un commentaire sur la Parachat Vayéra paru dans son ouvrage "Lifrakim", peut nous aider à comprendre la puissance de ce mérite et de cet héritage "métaphysique", capable de perdurer à travers les générations. Analysant ce qui, dans la Torah et le Midrach, nous est dit du comportement d’Avraham et d’Its’hak, cheminant de concert vers le Mont Moria pour l’offrande du sacrifice qui leur est exigée, le Rav Weinberg note :

"Pas moins que l’acte de l’offrande, une chose frappe notre esprit et notre cœur : c’est ce mélange extraordinaire de force et d’humilité, de puissance de l’esprit alliée à la délicatesse d’âme."

Et de conclure par cette réflexion profonde :

"Sacrifice de soi chez des Gentils ? Tu peux le croire. Don de son être ? N’en crois rien ! Car la Messirout Néfech ne peut surgir que de l’homme qui est dans l’être de l’homme ; ni de la dimension angélique qui est dans l’homme, ni de la dimension de bestialité qui est dans l’homme ; uniquement de la dimension de l’humain qui est dans l’homme. (…) L’éveil au ‘don de son être’ est en quelque sorte l’accès à la liberté de l’être."