Mon histoire est extraordinaire, toute personne qui l’entend affirme que c’est une Mitsva de la publier. Ma mère en est l’héroïne, une femme vertueuse et unique en son genre, qui toute sa vie n’a fait que du bien aux autres. Elle n’a jamais proféré de propos même légèrement diffamants, tel un ange de bonté.
Mes parents ont déjà marié tous leurs enfants. Ils ont des dizaines de petits-enfants, et quelques arrière-petits-enfants, et ils se trouvent au stade où ils profitent du bonheur de leur descendance.
Il y a environ quinze ans, ma mère a vu une annonce dans un journal religieux : « Implorez la compassion divine pour une femme qui se trouve dans un état grave. » Elle inscrivit le nom dans un carnet et se mit à mentionner son nom dans ses prières. Dès lors, dès qu’elle vit un nom dans le journal, sur un panneau d’affichage dans la rue, ou qu’elle apprit simplement par une amie un cas de malade, elle inscrivait le nom dans son carnet et le mentionnait dans ses prières.
Lorsque j’évoque ses prières, je parle des prières quotidiennes, ainsi que des Psaumes récités chaque jour selon les jours de la semaine. Avec le temps, d’autres prières s’ajoutèrent, comme le « Pérèk Chira », à propos duquel les gens diffusent leur histoire (« J’ai promis de diffuser l’histoire et j’ai eu une délivrance »). Mais elle, de son côté, priait sans rien relater sur sa famille ou sur tous les malades pour lesquels elle priait, inscrits dans son carnet.
Au bout de quelques années, le carnet contint des centaines de noms, qu’elle lisait à chaque prière, ce qui rallongeait considérablement le temps de sa prière. Mon père avait l’habitude de plaisanter sur cette habitude, même s’il soutenait qu’à cause de cette pratique, il n’avait presque pas le temps de lui parler, sachant qu’elle était occupée avec son « carnet d’hôpital ». C’est ainsi qu’il surnommait le carnet rempli de noms, à partir duquel elle lisait chaque jour. Malgré tout, mon père était le fournisseur principal des noms, car la seule source de ma mère était le journal quotidien auquel ils étaient abonnés, alors que mon père trouvait des annonces de demandes de guérison dans d’autres journaux et sur les tableaux d’affichage dans les synagogues.
Mon père est ainsi, il peut maugréer autant qu’il veut, mais quand ma mère veut quelque chose, il court pour elle jusqu’au bout du monde.
Au cours d’un repas de Chabbath, mon père affirma soudain qu’il y avait de fortes chances que les gens inscrits dans le carnet ne fassent plus partie de ce monde. Ma mère en fut choquée et lui répondit : « Comment tu parles ! »
Au début, il se tut. Nous avons digéré ses propos, mais au bout de quelques instants, nous avons réalisé que ses propos étaient logiques. « Il a raison, certains des malades inscrits y figurent depuis quinze ans, une partie d’entre eux sont certainement morts, et tu dis encore des Téhilim pour leur guérison… »
Les yeux de mon extraordinaire mère pleine d’innocence se remplirent de larmes, et elle dit : « Vous parlez comme ça… se peut-il qu’ils soient morts… ? »
C’était un moment tellement touchant. Ma mère, elle-même plus si jeune, a versé des larmes. Il ne lui est pas venu à l’esprit que les gens pour lesquels elle priait se trouvaient déjà depuis dix ans dans un monde meilleur.
« Mais même si c’est vrai, ajouta-t-elle au bout de quelques minutes de silence, je ne crois pas que cela leur fasse de mal de prier pour eux, même au Ciel ce sera bénéfique pour leur âme si je prie pour leur guérison. »
Nous avons tous éclaté de rire, comme si elle venait de raconter une blague. Elle s’est presque vexée, mais nous l’avons alors enlacée et embrassée avec un amour infini. Avouez que vous ne pouvez pas ne pas aimer une femme aussi douce et naïve comme elle.
Vous serez peut-être étonnés, mais à partir de ce jour-là, nous nous sommes tous mis à chercher des noms à ajouter au carnet de l’hôpital, qui fut depuis ce jour surnommé par mon père « carnet des malades et des morts », malgré les faibles protestations de ma mère. Mon père s’amusait à plaisanter et à faire des calculs pour déterminer s’il y avait sur le carnet plus de malades ou plus de défunts. En vérité, même les plaintes de ma mère n’étaient pas vraiment authentiques, car elle était contente du fait que le carnet fût précieux aux yeux de son entourage.
* * *
Et un jour, ce fut son tour.
Un soir, ma mère eut une attaque cérébrale. Conduite à l’hôpital, les médecins nous annoncèrent que ses chances de survie étaient quasiment nulles.
La nouvelle se répandit rapidement dans toute la famille. Certains accoururent vers l’hôpital, et d’autres chez des Rabbanim pour demander une bénédiction.
Nous avons bien entendu téléphoné au journal pour publier une annonce de demande de guérison, et dans le même temps, nous pensâmes que personne ne prierait pour les malades et les défunts du carnet de ma mère. Nous décidâmes de le faire à sa place, pour que cela soit porté à son crédit.
Mon père était le plus malheureux. Il était généralement plein d’entrain et de joie, il se replia sur lui-même en raison de l’état de ma mère, à laquelle il est lié corps et âme. Il disait toujours que sans elle, il ne pouvait vivre un instant, et cela se voyait bien sur lui. Il ne fonctionnait pas et errait, le cœur brisé. Le lendemain, son état se dégrada, et quelques-uns de mes neveux mariés décidèrent d’organiser une soirée de prière pour sa guérison. Ils placardèrent des affiches dans le quartier et fixèrent un rendez-vous à la synagogue principale.
Ce jour-là, nous étions toutes les sœurs à l’hôpital, à l’extérieur du département des soins intensifs, et nous priions. Nous constatâmes que la tâche de lire les noms des malades et défunts était plus lourde que ce que nous avions pensé. Nous devions diviser entre nous trois le carnet, et même ainsi, notre prière dura une heure de plus que d’habitude.
Il va de soi que chacune d’entre nous ajouta à sa partie le nom de ma mère, parmi le reste des malades juifs (j’ai un peu honte de l’avouer, mais je n’ai pu écarter la pensée que peut-être dirions-nous prochainement « parmi les défunts juifs »).
Le rassemblement de Téfila était prévu à vingt heures.
À vingt heures et cinq minutes, les médecins sortirent pour nous annoncer que notre mère était à l’agonie. Ils nous permirent d’entrer, et nous vîmes les respirateurs. On ne pouvait presque pas l’apercevoir, nous n’avons vu que les battements du cœur sur l’appareil, et le pouls qui commençait à baisser jusqu’à l’arrêt total.
Ma mère rendit son âme au Créateur.
* * *
Nous pleurâmes abondamment pendant dix minutes, puis ma sœur dit : « Il faut annoncer aux proches qu’il n’est plus nécessaire de prier. »
Elle prit son téléphone portable et appela son fils, qui avait organisé la prière. Avant qu’elle ne termine de composer le numéro, je lui pris le téléphone des mains et raccrochai.
« Pourquoi tu fais ça ? », me demanda-t-elle.
« Qu’ils prient, dis-je. Maman mérite bien qu’on prie pour elle après son décès, comme elle l’a fait pour des milliers de malades inscrits dans son carnet. »
Ma sœur s’opposa, mais ma troisième sœur, celle qui est silencieuse généralement, pencha en ma faveur. « Elle a raison. Si une personne au monde mérite qu’on prie pour elle après son décès, c’est bien maman qui a prié pour une foule de gens chaque jour sans savoir s’ils étaient vivants ou morts. »
Au bout d’un quart d’heure, le téléphone sonna. Le numéro de téléphone de mon neveu s’afficha.
Je pris le téléphone des mains de ma sœur et je répondis à sa place.
Il me demanda ce qu’il se passait. « Il ne se passe rien », répondis-je, ce qui était un peu vrai.
« Il y a ici une foule de gens qui prient pour mamie, j’espère que cela va aider », dit-il.
« Très bien, répondis-je, qu’ils prient, elle le mérite. »
« Je veux vous faire écouter la prière », annonça-t-il.
Je mis l’appareil en haut-parleur. Il entra dans la synagogue, et nous entendîmes les grands cris : « D.ieu, accorde-lui la guérison », et toutes trois nous éclatâmes en pleurs, sans pouvoir nous arrêter. Nous avions bien compris que notre chère maman n’était plus de ce monde.
À ce moment-là, j’ai commencé à ressentir un léger remords. J’ignore si mes sœurs le ressentirent également, mais j’ai pensé que peut-être nous mentions à tout un public. Je décidai d’attendre qu’il reprenne la parole pour lui dire qu’il pouvait arrêter la prière, car sa grand-mère n’était déjà plus en vie. Mais mon neveu était plongé dans sa prière et son appareil était posé sur le pupitre. Nous l’avons entendu crier à voix haute avec les centaines d’autres fidèles, la voix des Téhilim déchira les Cieux et je pensai raccrocher et rappeler plus tard.
* * *
Juste alors, nous avons aperçu autour de nous une grande agitation, des médecins et infirmières portant du matériel de réanimation couraient en direction de la chambre de maman. J’entrai et je vis que beaucoup de médecins entouraient son lit. Je regardai l’écran et je vis que, prodigieusement, les données sur l’écran avaient changé, on discernait un mouvement. Faible sans doute, mais un mouvement tout de même.
Ils commencèrent la réanimation, et on nous éloigna des lieux. Nous nous joignîmes aux prières du public, nous pleurâmes et implorâmes le Saint béni soit-Il. Nous étions totalement indifférentes à ce qui se passait autour de nous.
Après de longues minutes, le médecin sortit, le même médecin qui avait annoncé l’état catastrophique de maman, et il nous annonça que ma mère avait eu droit à un miracle. Une des infirmières avait remarqué un mouvement, et elle se mit à montrer des signes de vie. « Nous avons à présent stabilisé son état. Son état est encore fragile, mais elle est désormais hors de danger. »
Nous ne nous étendrons pas. Maman survécut à l’attaque cérébrale, rentra à la maison, et après une réhabilitation massive qui dura des mois, elle marche, parle, et assume son rôle comme une femme de son âge. Elle prend des médicaments, c’est vrai, mais sinon, tout est dans l’ordre. Et désormais, nous ne rions plus du carnet des malades et des morts. Nous savons parfaitement bien que tous les milliers de malades pour lesquels elle a prié, après leur mort, se sont présentés devant le Trône céleste et ont imploré le Maître du monde de laisser cette femme en vie. À eux, se sont joints les habitants de la terre, qui ont adressé une prière pour sa guérison. Tout comme eux, ils ignoraient également que c’était après sa mort.
Voici son histoire et il n’est pas nécessaire d’expliquer son message.
Je voudrais juste ajouter un point : ma mère n’est pas la seule à détenir un carnet de malades et de morts. Toutes ses filles suivent sa trace, et nous espérons qu’après la lecture de cette histoire, toute femme juive l’imitera.