Au début des années 80, David, un juif américain, rencontre à New York Naftali, un juif russe, qui vient d’émigrer d’URSS.
« Ah vous devez être contents d’être enfin sortis d’URSS ! Dites-moi, vous deviez avoir faim là-bas ? » demanda David.
« Oh… on ne pouvait pas se plaindre… » lui répondit Naftali.
« Ah… Mais vous deviez avoir de grandes difficultés pour pratiquer la religion, non ?! » continua David.
« Oh… on ne pouvait pas se plaindre… » lui répondit encore Naftali.
« Ah bon…Mais quand même, vous deviez étouffer sans liberté de la presse, liberté de vous déplacer… » s’étonna David.
« Oh… on ne pouvait pas plaindre… » murmura Naftali.
« On ne peut pas se plaindre… On ne peut pas se plaindre…Mais alors pourquoi vouliez-vous tant venir aux Etats-Unis » s’exclama David.
« Parce que, ici, au moins, on peut se plaindre ! »
Après de nombreuses années de séparation, la parasha de Vayishlah nous introduit la retrouvaille entre Yaakov et Esav. A cette occasion, les deux frères évoquent notamment leur prospérité respective. Même si chacun est à l’abri du besoin, leur rapport à cette abondance est différent et se remarque dans les mots qu’ils emploient pour la décrire. En effet, Yaakov emploie l’expression « Yèch Li Kol » (j’ai tout/suffisamment), tandis qu’Essav dit « Yèch Li Rav » (j’ai beaucoup/amplement).
La différence entre les termes utilisés n’est pas fortuite pour les commentateurs qui y voient une distinction très révélatrice des Midot de chacun. Consultons le commentaire de Rachi :
« J’ai tout » (Béréchit 33.11) : Tout ce dont j’ai besoin. Tandis qu’Essav déclare orgueilleusement (verset 9) : « J’ai beaucoup », beaucoup plus que ce dont j’ai besoin.
Nous comprenons donc la différence à laquelle veut nous sensibiliser la Torah. Il s’agit de la capacité de l’homme à mettre un frein à son désir et à se contenter de ce dont il a réellement besoin.
En effet, l’homme est naturellement porté par une soif inextinguible de possession entretenue par le Yétser Hara, qui tourne constamment son regard vers ce qu’il n’a pas ou ce qui lui fait défaut, et qui l’incite à ne pas considérer tout ce qu’il possède. A peine un homme acquiert-il une chose qu’il l’oublie, tournant immédiatement son regard vers un nouvel objectif d’acquisition.
C’est la raison pour laquelle nos Sages nous enseignent que l’homme quitte ce monde sans qu’il n’ait pu satisfaire la moitié de ses désirs. Pouvoir dire « j’ai tout », comme Yaakov Avinou, c’est être capable de dominer ses désirs et de ne pas être la proie de nos envies intarissables de conquête et de possession.
Cette caractéristique est précisément celle du Tsadik qui parvient à dompter ses pulsions et autres tendances négatives, afin d’éprouver un sentiment de gratitude vis-à-vis de D.ieu qui lui a permis d’obtenir toutes ses richesses.
A l’inverse, le Racha appréhende sa situation matérielle à travers le principe de quantité et non de qualité. Ce qui compte pour lui, ce n’est pas tant de contenter ses besoins, mais plutôt de satisfaire ses « yeux » et de les impressionner par une richesse toujours plus grande.
C’est ainsi que lorsque Yaakov envoya un cadeau à son frère en signe de paix, il donna un conseil avisé à ses serviteurs : mettre de l’espace, c’est-à-dire étaler les cadeaux envoyés à Essav afin de lui donner un sentiment de multitude. Voici les mots de Rachi :
Mettez de l’espace (Béréchit 32.17) : Entre un troupeau et l’autre, aussi loin que puisse porter le regard, afin de satisfaire l’œil de cet impie et de l’impressionner par l’importance du cadeau (Béréchit Raba 76.8).
En effet, les yeux ont ceci de particulier qu’ils se comportent en prédateurs insatiables, et leur volonté de « conquête » ne cesse de s’accroître. Ainsi, le désir des yeux ne connaît aucune limite.
Songeons à ces mots de l’Ecclésiaste (5.9) : « Qui aime l'argent n'est jamais rassasié d'argent », ou encore à cette mise en garde du prophète ‘Habakouk (2.5) : « En vérité, comme le vin est perfide, ainsi l'homme arrogant qui ne demeure point en repos, qui ouvre une bouche large comme le Chéol et, comme la mort, n'est jamais rassasié ».
L’homme arrogant ne parvient jamais à combler son désir de posséder davantage. Rien n’est suffisant pour lui, et il ne se résout jamais à ce que certaines choses lui échappent. Car pour l’homme, le fait de posséder est bien souvent synonyme de domination et de pouvoir.
Voilà pourquoi il est si important pour l’homme de savoir maîtriser ses passions et son désir d’acquisition matérielle, afin de pouvoir ressentir de la reconnaissance envers D.ieu qui pourvoit à ses besoins, et afin d’être en mesure d’éprouver finalement de la joie et du bonheur.
Par opposition, la sensation de manque, souvent illusoire, fait obstacle à la sim’ha authentique et enferme l’homme dans une quête effrénée vers le matériel, le détournant d’une relation authentique et profonde aux êtres et aux choses.
Nos Sages enseignent : « Qui est l’homme riche ? Celui qui se satisfait de son lot ». Il est fréquent d’être interpellé par des personnes qui n’ont pas une situation matérielle flamboyante, mais qui sont néanmoins semblables à des rois ou à des personnes aisées. Effectivement, elles dégagent une tranquillité et un apaisement liés à l’absence de ce sentiment d’insuffisance, ainsi qu’une profonde gratitude pour tout ce qu’Hachem leur octroie.
A présent, nous comprenons un peu mieux cette réflexion de la Guémara (Baba Batra 17a) : « Nos Sages enseignent que D.ieu donna un avant-gout du monde futur à trois hommes : Avraham, Its’hak et Yaakov. […] A propos de Yaakov, il est écrit : « J’ai tout ». […] Le mauvais penchant n’avait aucune emprise sur eux ».
A partir du moment où l’homme sait développer et éprouver un sentiment de plénitude, à savoir qu’il possède tout ce dont il a besoin et que la sensation de manque lui est étrangère, il met alors en échec toutes les stratégies du Yétser Hara visant à le noyer sous un flot interminable de désirs. Il perçoit alors une joie et une sérénité de l’âme propres au monde futur.
Trois mères juives se retrouvent et en viennent au fil de la conversation à évoquer la réussite matérielle de leurs enfants.
« Vous ne devinerez jamais ! Mon fils a décidé d’acheter la plus grande tour de la City à Londres ! » dit la première.
« Pas possible ! Figurez vous que mon fils a décidé d’acheter la plus grande tour d’affaires de Wall Street à New-York ? » surenchérit la deuxième.
La troisième les scrute curieusement et leur dit « Mais qui vous a dit que mon fils était vendeur ? »