Dans l’épisode précédent : Les trois amis tentent de convaincre Yossef d’apprendre à conduire. Ils lui proposent même de lui prêter de l’argent pour ce faire. David quant à lui cembarque avec lui Yona pour accomplir une petite mission que lui a confiée son père : aller acheter des pièces détachées dans un village arabe chez une connaissance de David, Medhi. Ils concluent l’affaire mais au moment de repartir, une mystérieuse note rédigée en hébreu, appelant à l’aide, est insérée dans la facture…
Nous sommes au tout début de l’été. Je viens d’achever mon cycle d’étude avec les félicitations du jury. J’ai travaillé dur pour que mes parents soient fiers de moi. À cette époque des jours bénis, je croyais fermement qu’en leur apportant des notes sensationnelles, un horizon merveilleux s’offrait à moi. Rien n’était plus important. J’étais encore une jeune fille naïve et insouciante. J’avais toujours été choyée, à évoluer dans un cocon protecteur, ce qui n’était pas pour me déplaire. J’aimais mon quartier, ma routine, mes Chabbath passés en famille. Je pensais avoir la vie devant moi pour réaliser mes rêves et atteindre les modestes objectifs que je m’étais fixés.
Quelques jours avant que mon existence ne bascule vers cet enfer qu’est devenu mon présent, je quittais mon grand frère Avraham. Lui, l’aîné de notre famille, et moi la seule fille parmi sept garçons, je l’ai toujours un peu considéré comme mon héros. J’étais follement heureuse quand il s’était joint à nous pour qu’on aille m’inscrire au Séminaire Olmaya pour jeunes filles. Lui et moi évoluions dans des cadres différents mais cela ne l’avait jamais empêché de s’intéresser à moi comme si j’étais son égal.
C’était ma meilleure amie, Ilanite, francophone comme moi, qui avait réussi à me convaincre de choisir ce séminaire plutôt qu’un autre. J’étais d’accord avec elle quand elle avancé l’argument que je m’épanouirais parfaitement bien en consacrant les douze mois à venir dans cet institut réputé. La qualité des cours qui y étaient dispensés dépassait les frontières puisque mêmes mes cousines du Canada en avaient entendu parler. Au-dehors, l’actualité sécuritaire difficile qui régnait me paraissait loin, même si j’en avais bien sûr conscience. Sauf que moi, j’étais loin de me douter que le pire allait m’arriver.
Le matin du jour où ma vie avait basculé dans les limbes du mal, avant que papa n’aille à la Choul, il était venu me voir dans ma chambre pour me féliciter de mon choix. Celui-ci était comme une récompense de l’éducation que maman et lui m’avaient donnée. Ma place était au séminaire pour continuer à étudier la Torah. Avant de partir, il n’oublia pas de me dire que je serais toujours le rayon de soleil de notre maison et de son cœur. Et maintenant, est-ce que la maison est plongée dans l’obscurité ? Et qu’en est-il du cœur de papa ? J’espère que tous ne s’inquiètent pas trop de mon sort.
En frottant le sol de cet endroit maudit, j’essuie une larme qui coule le long de ma joue. Je me suis souvent répété qu’à force de les essuyer, je ne serais pas surprise de me découvrir sans cils. Exactement comme notre matriarche Léa. En apprenant son mariage arrangé avec ‘Essav, elle avait versé tant de larmes en implorant Hachem qu’elle y avait laissé ses cils. Si seulement j’avais un miroir à disposition, je pourrai apercevoir l’étendue des dégâts. Comme si parmi le chaos qu’est devenu mon quotidien, mes cils comptaient ! Le mieux serait simplement d’espérer revoir la lumière du jour. Au moins une fois…
En repensant aux dernières conversations que j’ai eues avec parents, je me trouve ridicule. Si j’avais su ce qui m’attendait, je ne serais pas partie sans même un simple bisou à maman. Souvent, je m’imagine les revoir et ce que je leur dirais en premier. Dans ma pathétique hypothèse, je leur ferais savoir avant toute chose à quel point eux et mes frères, je les aime profondément… Puis, je réclamerais un bon repas chaud avec de la viande.
Parfois je me surprends à m’interdire ce genre de fantasmes car plus vite j’accepterai ma réalité, plus vite mon sort sera supportable. Et mon sort croyez-moi est bien triste ! D’après cette horrible femme qui vient me laver une fois par semaine à coup de grands seaux d’eau, faisant abstraction totale de la Tsniout, ce sont mes yeux bleus et ma couleur de cheveux qui m’ont sauvés. La dernière fois qu’elle est venue, juste avant de me laisser, elle m’a prévenue qu’il était question que mon mariage avec Medhi ait lieu sous peu. Je le connais à peine. En apprenant cette terrible nouvelle, j’ai essayé de ne pas tout de suite paniquer. J’ai recommencé à prier et j’ai demandé de toutes mes forces à Hachem de m’envoyer un signe. C’est pourquoi hier, lorsque j’ai vu les deux jeunes Ba’houré Yéchiva assis devant le bureau de mon “maître”, j’ai décidé d’agir même si cela incluait de me mettre en danger de mort….
Si mon geôlier s’en était rendu compte, je serais probablement déjà morte au bout d’une corde, la langue haletante, les yeux sortant de leurs orbites. Glisser ce papier dans le dossier revenait à jeter une bouteille à la mer. Je me réconforterais en me disant qu’au moins, j’aurais tout tenté pour essayer de sortir de cet enfer qu’est devenue ma vie aujourd’hui. Le soir avant de m’endormir, il m’arrive encore de prier pour que mon prénom Ménou’ha ne soit peut-être pas définitivement remplacé par Ysma….
Les tintements de verres et les discussions animées qui les entouraient n’interféraient en rien avec la bonne entente qui régnait entre Yona et Éden. L’allure, la gestuelle, la façon de parler, l’humour, tout chez ce jeune homme plaisait beaucoup à Éden. C’était la deuxième fois qu’elle voyait Yona et au rythme où allaient les choses entre eux, notamment à la vitesse avec laquelle ils avaient abordé les sujets qui les intéressaient, Éden ne serait pas surprise de pouvoir envisager son avenir en sa compagnie.
Yona avait commandé un autre verre de soda pour la charmante jeune fille qui était assise en face de lui. Leurs échanges avaient été tellement fluides qu’il se sentait en confiance pour aborder le sujet par excellence qui le tracassait : les origines non-juives de son père. Depuis toujours, il avait développé une sorte de complexe d’infériorité. Lorsqu’il était en présence de gens qu’il ne connaissait pas bien, il lui arrivait de ressentir parfois ce sentiment désagréable de ne pas être au niveau d’un vrai juif de naissance”, né de père et de mère juifs. Cela dit, en face de celle qui avait le potentiel de devenir son épouse, il se sentait assez à l’aise pour aborder ce sujet de front.
Bien qu’Éden soit déjà au courant, (Madame Hirsh lui en avait déjà touché deux mots et s’était bien assurée au préalable que cela ne la dérangeait pas), elle avait été touchée par cette transparence de la part de Yona. Comme elle l’avait pressenti, il avait l’air d’être quelqu’un d’honnête qui ne s’amuserait pas à lui jouer des mauvais tours. Elle s’empressa de le rassurer, en lui expliquant que ses origines ne la dérangeaient pas le moins du monde et qu’ils pouvaient poursuivre leur discussion sereinement.
À la fin de leur soirée, Yona était confiant. Dès le lendemain, il avait projet d’appeler la Chadkhanit pour s’empresser de lui annoncer qu’il souhaitait revoir Éden dans les plus brefs délais, si possible le soir même. Si le troisième rendez-vous se passait aussi bien que celui qui venait d’avoir lieu, il ferait savoir à Madame Hirsh qu’il ferait sa demande.
Lorsque Yona rentra dans sa chambre, toutes ses pensées étaient dirigées vers Éden, et il était euphorique. Il fut content de trouver deux de ses compagnons d’étude même s’ils étaient pratiquement en train de dormir. Cela ne l’empêcha pas d’allumer grand la lumière et d’aller secouer David et Yossef à tour de rôle pour leur faire savoir à quel point il avait passé une merveilleuse soirée.
“Yona, je dormais, bon sang !, s’était écrié Yossef.
– Pardon, mais je suis trop heureux ! Je vous souhaite vraiment de connaître le même bonheur. Si les choses se passent bien, d’ici quelques mois je serais un homme marié !
– Je ne veux pas calmer ton excitation mais attend d’avoir le retour de ta Chadkhanit. Tu connais la célèbre expression française “Ne vends pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué”. Alors un conseil : ne t’emballes pas trop.”
Cette phrase eut le mérite de faire lever David de son lit. Avant d’intervenir, il avait pris soin de replacer sa Kippa sur sa tête, restée sur son oreiller.
“C’est d’un gai, dis donc ! Arrête d’être aussi pessimiste et contentes-toi de te réjouir !
– Je veux seulement le préserver.
– Ne l’écoute pas, Yona ! On est très content pour toi et si D.ieu veut, bientôt on dansera à ton mariage. Prépare-toi, je suis redoutable quand il s’agit du “lever de chaise”. J’en ai fait tomber plus d’un !
– Merci les amis. Yossef, je comprends ta mise en garde qui est dans mon intérêt mais j’ai un bon pressentiment. Au fait, Avraham n’est pas là ? Je voudrais le mettre aussi au courant.
– Je ne l’ai pas vu de la soirée, avait informé David.
– Juste avant d’aller à la cantine, je crois l’avoir aperçu à la bibliothèque.
– Bon, ça attendra demain. Je vais me doucher et vous laisse vous rendormir.”
David qui était définitivement réveillé, avait attendu que Yona quitte la chambre pour aller à la recherche d’Avraham. Comme il n’avait plus du tout sommeil, avant de quitter sa chambre, il emporta avec lui le dossier du client de son père pour prendre le temps d’étudier le devis que M. Benlawoui lui avait fait. Son fichier rouge en main, il prit le chemin de la bibliothèque. Il n’eut pas besoin de chercher longtemps son ami puisqu’il était toujours là, où Yossef l’avait vu quelques heures plus tôt.
Avraham était plongé dans un profond cauchemar où le visage de Ménou’ha lui était apparu. Elle le suppliait de venir la chercher car bientôt elle allait disparaître. Il fut soulagé d’avoir été réveillé et mit quelques secondes à reprendre ses esprits confus. Surpris, il découvrait David à côté de lui. Ce dernier s’inquiéta de savoir si Avraham allait bien en oubliant complètement le dossier : “Tu es tout pâle ! Ça ne va pas ? On dirait que tu as vu un fantôme.” Déboussolé entre son mauvais rêve et sa réalité, Abraham remit ses lunettes en place. “Non, non tout va bien. Je me suis simplement endormi. Il faut absolument que je termine ce passage de Guémara.
– Tu continueras demain. Tu ne m’as pas l’air en état d’étudier ni de faire quoi que ce soit d’autre. Il est tard, va te coucher. Viens, je te raccompagne.”
Avraham balaya la remarque de David et comme pour lui montrer qu’il avait tort, il se pencha de nouveau sur son étude. Cependant, encore trop perturbé par les images que son subconscient lui avait envoyées, il abandonna très vite cette idée et décida de suivre le sage conseil de son colocataire. Comprenant que son ami avait besoin de lui, David abandonna lui aussi l’étude de son dossier.
Il était plus de minuit quand les deux Yéchivistes prirent le chemin de leur dortoir.
Au moment du Chéma’, juste avant de tomber dans un sommeil réparateur, sans que personne ne le voit ni l’entende, Avraham versa deux grosses larmes en implorant D.ieu de veiller sur sa petite sœur où qu’elle soit.
Hélas, David n’avait pas remarqué les inscriptions sur le petit papier qui s’était échappé de son dossier lorsqu’il était en chemin vers la bibliothèque. Il s’était penché pour le ramasser et le remit directement dans sa pochette sans malheureusement lui accorder la moindre attention.
Le lendemain, dès que l’horloge avait affiché 9h du matin, Yona était sorti de sa chambre pour aller appeler Mme Hirsch, bien décidé à lui demander qu’elle organise une autre rencontre. Seulement voilà, une fois son interlocutrice en ligne, il mit du temps à comprendre que ce n’était pas possible. “Pardon, je ne comprends pas !” Assez mal à l’aise, la Chadkhanit expliqua une seconde fois à Yona que la jeune fille lui avait fait savoir qu’elle ne serait pas disponible avant deux semaines.
“Mais pourquoi ?
– Désolée mon petit, mais je ne suis pas autorisée à vous en révéler la raison, secret professionnel. Mais ne vous en faites pas, dès qu’Éden sera de nouveau joignable, je vous le ferai savoir et organiserai une autre rencontre. Bonne journée.”
Le téléphone toujours collé à son oreille, le jeune Ba’hour Yéchiva eut du mal à raccrocher tant sa déception était grande. Triste et déboussolé par ce soudain changement de programme, son humeur joyeuse se ternir d’un seul coup. Il alla même jusqu’à se remettre en question et arriva à la fâcheuse conclusion qu’il avait été trop spontané avec Éden. Qu’il s’était montré trop honnête. Si elle refusait de le revoir, c’était sûrement de sa faute. Déçu, irrité, scandalisé même de s’être trompé à ce point sur ce qu’il avait pris pour de la bonne entente qui n’était en réalité que de l’hypocrisie, il posa violemment le téléphone et se retint de le jeter contre le mur. Se souvenant qu’il devait travailler sur la Mida de la colère, il essaya de se calmer avant de retourner à son étude.
Les jours passèrent et Yossef continua à prendre des cours de conduite. Pour lui, l’expérience s’avéra désastreuse. Autant il était incroyablement doué pour citer Rabbi Akiba et Rech Lakich de tête, autant dès qu’il était derrière un volant, c’était le black-out total.
Au bout de dix jours, et malgré les incessants encouragements de ses camarades, il abandonna définitivement l’idée de passer son permis et se concentra sur une nouvelle qu’il venait d’apprendre. Son grand frère Eliyahou voulait organiser un voyage à Ouman, en Ukraine, pour prier sur la tombe du grand Tsadik Rabbi Na’hman de Breslev. Il devait lui donner une réponse rapidement quant au fait de l’accompagner. D’autant plus qu’Elyahou prenait en charge la totalité du voyage, vu les revenus très modestes de Yossef. Ce dernier était sur le point d’accepter lorsque le soir même, il apprit que la Yéchiva organisait un Tiyoul (une excursion) exceptionnel, exactement à la même date que le voyage à Ouman. À une autre époque, Yossef aurait accepté sans hésiter la proposition de son frère. Après tout, des Tiyoulim, il y en aurait plein d’autres tout au long de l’année. Sauf qu’entre temps, il se faisait du souci pour deux de ses amis proches et ne voulait pas s’absenter sans s’assurer qu’ils allaient bien. Les mines assombries qu’affichaient Yona et Avraham depuis quelques temps ne le laissaient pas partir serein. Yossef ne pouvait tout simplement pas les abandonner. Il se dit que ce Tiyoul tombait à pic et leur ferait à tous le plus grand bien. Dans la foulée, il apprit que la direction cherchait des volontaires pour organiser cette journée.
Dans un élan de Ahavat Israël, Yossef se dévoua pour tout prendre en charge (d’autant plus que l’organisation d’événements était une véritable passion pour lui). Ne prenant pas en compte la masse de travail en plus que représentait la mise en place d’une sortie pour plus de deux cent Ba’hourim, notre ami fut vite débordé.
Rapidement, il avoua son désarroi à ses amis et implora leur aide. Yona se dit qu’après le fiasco de son dernier Chidoukh, aider Yossef lui changerait les idées. David se fit la réflexion que cela mettrait de l’ambiance au sein de leur quatuor. Avraham décida de faire appel à quelques uns de ses frères en renfort supplémentaire.
“Donc je te dis que je suis paniqué d’organiser une sortie pour plus de deux cent Ba’hourim et toi tu me rajoutes des personnes en plus ! Toi, tu sais rassurer les gens, c’est certain !
– Ne t’en fais pas, on va t’aider à tout organiser. En plus, pour la nourriture tu n’as pas à t’en faire, on va leur faire des sandwichs, faire un barbecue et le tour sera joué. Y’a plus qu’à trouver un endroit où dormir, avait rassuré Yona.
– Sauf que les côtelettes, ça coûte cher !” avait précisé d’un air lugubre Yossef.
À l’aide d’un donateur anonyme (le père de David), ils avaient pu acheter les provisions pour le Tiyoul. En rassemblant tous leurs efforts, ils organisèrent l’une des meilleures sorties que la Yéchiva ait connues et se firent remarquer par le Roch Yéchiva en personne. La sortie se fit à Roch Hanikra grâce à l’intervention du père d’Avraham qui avait réussi à obtenir des tickets d’entrée à des prix imbattables. Son père étant en effet une figure de la communauté des Avrekhim francophones de Bné-Brak et à la fois auteur de plusieurs histoires pour enfants, il avait un carnet social épais comme le bottin téléphonique.
Le jour de la sortie, les températures étaient plutôt basses pour la saison et le ciel couvert d’épais nuages. David, Yossef et Yona avaient dû prévenir les participants de s’équiper de chaussures adéquates au cas où la pluie viendrait à les surprendre. Hélas, même avec ces précautions, un des Ba’hourim fit une chute alors qu’ils marchaient sur un sentier glissant. Yona, qui était en charge de la trousse de secours contenant tout le nécessaire pour le soigner, réussit à lui panser sa plaie et fit preuve d’une abnégation totale pour le soulager. Il épata tout le monde par sa réactivité !
Après ces frayeurs, David alla ranger la trousse de secours dans son sac à dos. C’est là qu’il tomba sur son fameux dossier rouge qu’il avait complètement oublié. Profitant d’une petite pause, il prit quelques minutes pour y jeter un oeil. C’est là que pour la seconde fois, le papier ou avait été noté “à l’aide” en hébreu tomba sur le sol. Cette fois-ci David le récupéra et découvrit avec stupeur et incompréhension ce qui était écrit. Qui pouvait être cette personne qui avait tant besoin d’aide… ?