Chaque semaine, Déborah Malka-Cohen vous fait plonger au cœur du monde des Yéchivot pour vivre ensemble les intrigues passionnantes de quatre étudiants, sur fond d’assiduité et d’entraide…
Dans l’épisode précédent : Après mûre réflexion, Yossef décide d’aider Avraham et met au point un plan d’action. Les quatre amis décident de reprendre l’enquête sur la disparition de Ménou’ha depuis le début et David leur montre enfin le mystérieux appel à l’aide qu’il a trouvé dans ses papiers. Sur ce, le Roch Yéchiva les convoque tous pour une entrevue puis demande à s’entretenir en privé avec Avraham. Ce dernier révèle enfin son secret au Rav qui partage son épreuve et promet de tout mettre en oeuvre afin de lui venir en aide. David prend la décision de retourner au village arabe pour essayer de revoir la jeune fille voilée. Ménou’ha, de son côté, se remémore ce fameux jour où deux Arabes l’empoignèrent pour l’emporter de force avec eux…
C’est inévitable, je dois me marier demain soir. Dans quelques heures, si je veux avoir une chance de ne pas devenir folle, je vais devoir dire au revoir à Ménou’ha et accepter mon nouveau prénom. Je n’ai pas d’autre choix que de faire face à mon tragique destin. Personne ne viendra jamais me chercher. Ce matin, après que les deux brutes m’aient lavée comme une jument, l’une d’elleד qui s’exprimait dans un hébreu approximatif m’a expliqué que je devais travailler aujourd’hui au garage, à l’étage. Charmant cadeau de pré-noces, avais-je pensé avec amertume. Comme depuis des mois, j’allais devoir être au service de mon futur beau-père, à jouer les esclaves. Il vient de descendre jusque dans mon antre pour me prévenir qu’il allait devoir s’absenter quelques heures. C’était Abdoul, mon “futur beau-frère”, qui gardait le garage. Au cours de ma captivité, j’ai pu constater que ce geôlier-là comptait parmi les pires. En regardant avec dégoût ma robe de mariée immonde et tachée qui avait été amenée par mes visiteuses, je soupirais en me disant que les miracles existaient sûrement mais qu’ils ne me concernaient pas.
Éden était chez sa mère depuis deux semaines. Dire qu’elle n’en pouvait plus était un euphémisme. Non pas que passer du temps avec sa famille était désagréable mais elle souhaitait retrouver son quotidien israélien le plus rapidement possible. L’état de santé de sa mère s’était nettement amélioré et ne présentait plus aucun risque. Depuis son retour chez elle, ce qu’elle avait ressenti était assez étrange. Les premiers jours, elle s’était sentie très heureuse de retrouver son cocon qui lui était si familier mais au fur et à mesure que les jours passaient, quelque chose avait changé. Elle n’avait pas mis très longtemps à comprendre que c’était elle qui avait changé, profondément ! Éden avait eu plaisir à revoir ses frères et sœurs et leurs enfants, ses anciennes amies, ses voisines, les gens de sa communauté mais ce n’était plus comme avant. Elle avait constaté que les autres étaient restés exactement les mêmes, comme elle les avait laissés deux ans auparavant. Alors que pour sa part, elle avait vécu tant de choses dans sa nouvelle vie à Jérusalem, qu’elle se sentait en décalage permanent. D’ailleurs chaque fois qu’on lui posait la question: “Alors, l’Alya ? Qu’est ce que tu nous racontes ? Dis-nous, on veut tout savoir !”, elle ne savait pas quoi répondre. Il y avait tant à dire qu’il ne servait à rien de l’expliquer.
Et puis, elle pensait tout le temps à Yona. Cela faisait des jours qu’elle souhaitait appeler Madame Hirsh pour qu’elle reprogramme cette fameuse troisième entrevue entre eux deux. N’ayant pas de date de retour posée, elle trouvait inutile de la contacter. D’humeur nostalgique, elle prit l’initiative d’appeler Ilana, son amie du séminaire où elle étudiait. Elle composa le numéro de l’institut pour jeunes filles et fut très heureuse qu’on lui passe son amie.
“Salut Éden, cela fait plaisir de t’entendre. Comment va ta maman ?
– Grâce à D.ieu, elle se remet doucement de son opération. Des infirmières ainsi qu’une partie de mes frères et sœurs viennent lui rendre visite tous les jours.
– Réfoua Chéléma pour ta mère. Et sinon, tu as une idée de ta date de retour ? Tu n’es pas non plus obligée de rentrer tout de suite.
– J’ai décidé de rester autant que maman aura besoin de moi. Pour qu’elle recouvre vite la santé, son docteur m’a dit qu’avoir le moral est aussi important que ses prises de médicaments. Enfin bref, qu’est-ce que j’ai raté ?”
Éden entendit un lourd soupir à l’autre bout de la ligne.
“Ilana ? Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?
– Je ne veux pas t’embêter avec mes soucis.
– Dis-moi, je t’en prie. Parler soulage parfois beaucoup plus qu’on ne le pense.
– D’accord, je me lance. Tu te souviens de mon amie Ménou’ha, qui a disparu du jour au lendemain sans laisser de traces derrière elle ?
– Oui, évidemment.
– Eh bien, figure-toi qu’Avraham, le grand frère de Ménouh’a, a demandé à me revoir.
– Et tu l’as vu ?
– Oui, il m’a appelée hier.
– Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Il m’a demandé de lui raconter mon emploi du temps détaillé la vielle ainsi que le jour même de la disparition de Ménou’ha.
– C’est étrange. Tu ne m’avais pas dit que la police t’avait déjà interrogée ?
– Oui, mais d’après ce que j’ai compris, Avraham a décidé de tout reprendre depuis le départ. Et je suis bien d’accord avec sa démarche. La police a dû passer à côté de quelque chose d’important.
– C’est possible. En tout cas, tu n’hésites pas à m’appeler si tu entends quelque chose de nouveau.
– Compte sur moi, je le ferai. Hâte que tu reviennes !”
Juste après avoir raccroché, Éden entendit le rire de sa maman provenir du fin fond de sa cuisine. La visite de sa voisine l’avait visiblement revigorée. C’était le feu vert qu’elle attendait pour choisir une date de retour. Dans la foulée, elle composa le numéro de la Chadkhanit pour lui annoncer qu’elle rentrait bientôt. Elle n’avait qu’une envie, c’était de revoir Yona.
À dix heures d’avion de là…
Yossef était concentré sur les notes qu’il avait prises. En toute discrétion, avec Avraham, ils avaient suivi leur plan initial qui était d’aller en premier lieu d’interroger toutes les personnes qui avaient été en contact avec Ménou’ha la veille de son enlèvement. Hélas, ils durent se rendre à l’évidence : ils n’avaient pas beaucoup avancé. La journée de Ménou’ha s’était passée exactement comme à l’accoutumée. Mais que s’était-il bien passé entre le moment où elle avait quitté l’école et le chemin qui menait jusqu’à chez elle ? Il n’y avait qu’une quinzaine de minutes à pied qui séparait ces deux points. Qu’avait-il bien pu se passer ?
“Un monde !”, s’était écrié Yossef, en fermant plus violemment que prévu son calepin.
Pour parler en toute discrétion, les deux garçons s’étaient posés dans un petit café à deux pas de là où ils résidaient.
“Qu’en penses-tu ?, avait demandé Avraham.
– Je n’y vois pas bien clair. Bon, il est temps de rentrer à la Yéchiva. Étudier va nous aider à prendre du recul et peut-être obtenir des réponses.”
Plus frustrés que jamais, ils rentrèrent. En arrivant devant leur lieu de résidence et d’étude, une surprise de taille attendait Yossef : ses parents étaient là ! Le père de Yossef était un homme imposant et sa mère était une femme à l’allure distinguée. Ils habitaient à Ra’anana et avaient prévu de passer deux jours à Jérusalem pour voir leur fils. Ils avaient une nouvelle importante à lui annoncer. En les apercevant, Yossef courut à leur rencontre.
“Papa, Maman, quel bonheur de vous voir !
– Ah mon fils ! Enfin tu es là. On avait envie de te voir !
– Baroukh Hachem que vous soyez là. J’espère que la route n’a pas été trop pénible. Je suis heureux de vous voir. Ah au fait, j’en profite pour vous présenter mon ami Avraham Yécha’ya.”
Une fois les présentations faites, les parents s’enquirent du bien-être de leurs fils et demandèrent à s’entretenir en privé avec lui dans l’après-midi même.
“Nous, on va d’abord aller déposer nos affaires chez ta tante. Elle nous reçoit pour déjeuner et on revient tout à l’heure.
– Avec ta mère, on voudrait te parler d’un sujet important. Ce serait bien de se voir dans un endroit à côté.”
Yossef proposa le café qu’il avait quitté quelques minutes plus tôt.
“C’est parfait. On se retrouve là-bas. A tout à l’heure, mon fils.”
Après quelques heures d’étude intense, Yossef se dépêcha de rejoindre ses parents pour ne pas les faire attendre.
Regardant son fils venir au loin par derrière la vitrine du café, le père de Yossef, avocat de métier à la retraite depuis un bon bout de temps, observait ses traits tirés et avait compris que quelque chose le préoccupait profondément. Dès que Yossef prit place face à lui, pour le mettre à l’aise et avant d’attaquer le sujet que lui et sa femme avaient en tête, il l’invita à se confier sur ce qui le tourmentait.
Ne voulant surtout pas alerter en vain ses parents, Yossef refusa gentiment l’offre de son père et proposa à ses parents de rentrer dans le vif du sujet qui les avait amenés jusqu’à Jérusalem.
C’était avec douceur que sa mère aborda le sujet :
“Nous avons reçu Monsieur et Madame Dayan Chabbath dernier. Il semblerait que leur fille est prête à entamer un Chiddoukh. Nous voudrions savoir si toi, tu es toujours d’accord. On en avait parlé il y a quelque temps mais peut-être que tu as changé d’avis. Avec ton père, on s’est dit que c’était le bon moment pour toi.”
Yossef fut soulagé car pendant un instant, vu la mine très sérieuse que ses parents affichaient, il avait craint que quelque chose de bien plus grave ne soit à l’ordre du jour. Comme pour encourager son fils, sa mère lui glissa l’air de rien :
– J’ai toujours trouvé qu’Anaëlle est assez jolie. Et toi, mon fils ?
– Je suis du même avis que toi, Maman.”
Malgré ses sérieuses préoccupations dues à l’enquête en cours, Yossef leur promit qu’il allait y réfléchir et que bientôt, il leur communiquerait une date pour une rencontre.
Pendant que se déroulait cette conversation, personne n’était au courant que David Laloum avait pris l’initiative inconsciente de retourner au village arabe tout seul ! Il avait été tellement obsédé par le mot de la jeune fille et le souvenir de ses yeux bleus qu’il n’avait pas pu attendre un jour de plus avant d’y retourner. Il avait préféré ne pas en parler aux autres car ils l’auraient empêché de risquer inconsciemment sa vie. La première fois qu’il avait été dans cet endroit, c’était pour les affaires de son père. Là, même s’il n’avait aucun motif sérieux, il avait quand même obtenu un rendez-vous avec le patron du garage.
À mesure qu’il pénétrait dans le village, sa tension artérielle augmentait. Il était très nerveux et essayait par tous les moyens de paraitre le plus naturel possible. En arrivant au garage à l’heure convenue, un homme se présenta à lui comme un employé et expliqua que son patron avait été appelé pour une urgence. Il proposa à David de repasser le lendemain. Saisissant cette opportunité, David prétexta avoir chaud et demanda s’il pouvait avoir un peu d’eau, L’employé aboya le nom de “Yisma”, et quelques secondes plus tard, une jeune fille apparue. Le Ba’hour Yéchiva n’était pas sûr que ce fût la même jeune fille qu’il avait rencontrée la dernière fois car elle portait un voile intégral et il n’avait aucun moyen de vérifier. Seuls ses yeux étaient visibles. Il attendit de croiser son regard pour être bien sûr de mettre à exécution le plan qu’il avait prévu.
Afin de ne pas éveiller les soupçons, il fit mine de ne pas trop s’attarder sur elle.
En déposant le gobelet, “Yisma” releva la tête et croisa le regard de David. Elle dû s’accrocher au bureau devant elle pour ne pas s’évanouir. Il était revenu. Son seul espoir était là, devant elle !
Reconnaissant ce regard qui le hantait depuis des jours, David aurait tout donné pour faire signe à la jeune fille qu’il était revenu pour elle, mais l’employé présent l’empêcha de tenter quoi que ce soit. Le moindre mouvement inhabituel aurait pu être compromettant. Il la supplia du regard de ne pas montrer une quelconque émotion. Étant sûr de lui, il indiqua à Abdoul, l’employé, qu’il allait laisser un mot en hébreu concernant l’affaire dont il devait parler à son patron. L’air de rien, il demanda à l’employé s’il savait lire l’hébreu. Pour le mettre en confiance, il lança une petite blague en expliquant que lui ne savait pas lire l’arabe. Abdoul répondit qu’il savait le parler très bien mais avait du mal à le déchiffrer. David attrapa un papier et un stylo et très subtilement il écrivit deux notes : une pour le patron et une autre où l’on pouvait lire : Je vais venir vous chercher. Tenez bon.
Il plia en quatre la deuxième note et la fit tomber par terre, près du bureau. Pour faire diversion, il renversa son verre d’eau à moitié plein sur lui afin de permettre à la jeune fille de la récupérer sans se faire prendre.
Quelques secondes plus tard, la main de “Yisma” l’attrapa et avec rapidité et elle le fit glisser dans sa manche. Sans relever la tête, elle s’éclipsa. Soulagé, David prit congé en espérant de tout son cœur pouvoir revenir au plus vite avec du renfort pour la chercher.
Dévalant les marches qui menaient à sa cage, la jeune prisonnière ouvrit avec précaution et avidité ce que ce jeune juif lui avait fait parvenir. À sa lecture, les larmes lui coulaient à flot car enfin l’espoir en elle renaissait. Sans vergogne, elle alla se moucher allègrement dans l’atroce robe de mariée qui lui était destinée. Dans un murmure, Ménou’ha formula : “Hachem, Tu m’as enfin envoyé un de Tes anges. Il y a une chance pour que je sois sauvée !”
Elle avait enfin la preuve formelle que David était bel et bien sur une piste solide. Preuve que nos prières les plus silencieuses sont toujours entendues, même si le timing est parfois incompréhensible… En repartant vers sa voiture, ce dernier était plus que jamais décidé à rentrer dans le premier poste de police qu’il verrait sur sa route. Il avait la ferme intention de revenir dans les plus brefs délais.
Sauf que notre Ba’hour Yéchiva avait oublié que les choses ne se passent pas toujours comme on les prévoit, même avec la meilleure volonté du monde. Posant ses doigts sur ses clefs afin d’activer l’ouverture des portes, David entendit Abdoul le rappeler car il avait oublié quelque chose qui lui appartenait. Hésitant quelques secondes, il prit la décision de revenir sur ses pas.
Ce n’est qu’un mettant de nouveau les pieds dans le garage qu’il comprit qu’un piège cruel venait de se refermer sur lui...
Pendant ce temps, dans les couloirs de la Yéchiva...
Yona reçu enfin le coup de fil de la Chadkhanit qui lui annonçait qu’Éden était d’accord pour le revoir la semaine qui suivait. Cette nouvelle était comme un océan de bonheur qui faisait contraste avec l’inquiétude qui le gagnait depuis quelques heures. Lui, Yossef et Avraham n’avaient en effet plus eu de nouvelles de David depuis plusieurs heures.
Yossef avait dit au revoir à ses parents et avait prévu de les revoir avant leur retour sur Ra’anana. Plus les heures passaient sans nouvelles de David, plus la panique qui envahissait ses amis était palpable. À tel point que sans le vouloir ils se montraient irascibles les uns envers les autres à chaque mot prononcé.
“Il est temps d’aller voir la police, non ?
– Et qu’est-ce qu’ils vont nous dire ? On ne peut pas signaler la disparition d’un adulte.
– À part leur rire, je ne vois pas ce que l’on va récolter d’autre !
– On va bien devoir faire quelque chose ! Rester plantés là tous les trois ne nous aidera pas à faire revenir David.
– Je n’arrive même pas à me concentrer ! Je ne peux rien faire à part penser à lui. Ne pas revenir à la Yéchiva ne lui ressemble pas du tout.
– On attend encore un peu et on va se coucher. Il est prêt de minuit. Si demain matin on n’a toujours pas de ses nouvelles, on s’occupera d’aller voir le Roch Yéchiva. Lui saura quoi faire.
Le lendemain, juste après la Téfila, un élève remit à Avraham une enveloppe non-signée mais avec son prénom écrit dessus. Il l’ouvrit. À mesure de sa lecture, il découvrait avec horreur ce qu’il avait craint depuis le départ :
Nous détenons ce que tu cherches. Si tu veux revoir l’un de tes frères, tu vas suivre exactement ce qu’on te dira de faire. Attends nos instructions.
Complètement dévasté, Avraham s’empressa de montrer le mot à Yossef et Yona. Sans même se concerter, ils eurent tous les trois la même idée : ils accostèrent le Ba’hour qui avait été chargé de remettre la lettre en lui demandant de lui décrire celui qui la lui avait donnée :
“Je n’en sais rien. Je n’ai pas fait attention. J’étais à l’extérieur en train de boire mon café et un arabe m’a tendu cette enveloppe, en me demandant si je te connaissais. Comme j’ai répondu par l’affirmative, il me l’a donnée et je te l’ai transmise. Je n’en sais pas plus. Pourquoi ?”
En laissant la question en suspens, les trois amis se précipitèrent dans le bureau du Roch Yéchiva pour le mettre au courant. À la découverte de cette menace, le Rav chargea Yona de contacter la police sans perdre une seconde : “Nous n’avons que très peu de temps pour sauver David. Prions pour qu’Hachem nous vienne en aide.”
Sur ces paroles qui se voulaient réconfortantes, Avraham perdit pied. Il avait non seulement perdu Ménou’ha, mais par sa faute il allait probablement perdre l’un de ses frères…
A suivre mercredi prochain…