La paracha de cette semaine, Réé, parle de la mitsva de tsédaka. La Thora nous demande de donner à l’autre « en raison de ses besoins, de ce qui peut lui manquer. » [1]
‘Hazal déduisent du mot « lo – [à] lui » situé en fin de passouk, qu’il faut agir en fonction des besoins spécifiques à chacun. Ainsi, si un homme riche, qui menait un train de vie fastueux, s’appauvrit, il faut lui fournir de quoi vivre selon le standing auquel il était habitué. [2]
‘Hazal racontent d’ailleurs qu’un homme avait l’habitude de voyager dans une voiture tirée par des domestiques. Quand il perdit son argent, Hillel Hazaken se soucia de mettre une voiture à sa disposition et courut lui-même à ses devants ! [3]
Il s’agit d’un principe fondamental concernant le ‘hessed [4] — il faut donner en fonction des nécessités spécifiques de l’autre.
Faire du ‘hessed, c’est aussi savoir discerner les besoins d’autrui et s’efforcer de les satisfaire. Ce n’est pas facile ; chacun voit les choses sous son propre point de vue ; on risque donc de projeter nos désirs et nos besoins personnels sur ceux d’autrui et lui donner ce qui nous est important plutôt que ce qui lui convient.
Par exemple, celui qui aime les pommes présumera que son ami aime aussi en manger et pensera donc avoir fait un grand ‘hessed en lui en donnant. Or, l’ami en question préfère peut-être les oranges. Ainsi, la personne à l’origine de ce « ‘hessed » n’aura pas véritablement satisfait le désir de son prochain, parce qu’elle pensait qu’ils avaient les mêmes goûts.
Ce concept semble contredire la mitsva la plus élémentaire du ben adam la’havéro (les relations entre deux individus) : celle d’aimer son prochain comme soi-même. Hillel l’explique ainsi : « Ne fait pas à ton ami ce qui t’est détestable. » Il faut traiter l’autre comme nous voudrions l’être. Il n’est alors pas nécessaire d’essayer de comprendre les besoins d’autrui ; la mitsva se limite à agir envers le destinataire selon les préférences de celui qui donne. Si l’on aime les pommes, on doit en donner à son ami, parce qu’on aurait bien aimé recevoir le même bienfait, la préférence de l’ami ne rentre donc pas en ligne de compte.
Le ‘Hafets ‘Haïm zatsal soulève cette difficulté en ce qui concerne les lois du lachon hara [5]. Certaines déclarations ne sont pas forcément du lachon hara, tout dépend du sujet de discussion. Dire, par exemple qu’Untel étudie la Thora quatre heures par jour peut être positif ou bien constituer du lachon hara. C’est fonction de la personne concernée. Dire d’un homme qui travaille, qu’il étudie également quatre heures par jour est élogieux. Mais dire la même chose d’un avrekh (étudiant du kollel) serait du lachon hara.
On peut alors poser la question soulevée précédemment : celui qui travaille aimerait bien que l’on dise à son propos qu’il étudie quatre heures par jour ; lui est-il alors permis de dire la même chose sur quelqu’un d’autre, qui, lui, est supposé étudier toute la journée ?
Hillel affirme qu’il est interdit de faire à l’autre ce qui nous déplaît ; or il est question d’une déclaration dont on aurait bien voulu être l’objet. Le ‘Hafets ‘Haïm répond que quand Hillel dit : « Ne fais pas à ton ami ce qui t’est détestable », cela signifie que si l’on était à son niveau ou si l’on vivait la même situation, cela nous aurait déplu (même si de notre point de vue actuel, ce n’est pas une chose désagréable).
La mitsva d’aimer son prochain comme soi-même ne contredit pas le principe de faire du ‘hessed en tenant compte des besoins d’autrui. De la même manière que nous aurions voulu que notre ami se conduise à notre égard avec le maximum de bienveillance et qu’il évite de nous faire ce qui nous incommode, nous devons, nous aussi, agir avec l’autre de la façon qui lui convient le plus.
Le rav Israël Salanter zatsal enseigna, par ses discours, mais aussi par son attitude, l’importance de prendre en compte les besoins et les situations de l’autre. Un de ses disciples le vit un jour parler avec un homme de sujets futiles, chose bien peu habituelle chez le rav ; il ne conversait généralement que de Thora. Plus tard, lors d’une discussion concernant les paroles oiseuses, l’élève demanda au rav Salanter pourquoi il avait parlé de choses si vaines.
Ce dernier lui expliqua que l’homme avec lequel il avait discuté était déprimé et qu’il avait besoin d’encouragements. « Comment aurais-je pu lui remonter le moral et l’égayer ? Par des paroles de moussar (morale juive) et des leçons sur la crainte de D. ?! La seule solution était d’entamer une conversation légère et agréable portée sur des sujets matériels. » [6] Il avait compris les besoins de cet homme et agit en conséquence.
Pour prodiguer un véritable ‘hessed, il faut donc percevoir les besoins de notre prochain, et non s’imaginer que ce qui est important à nos yeux l’est également aux siens. C’est un travail en continu, dans tout type de relation.
Au sein du couple, l’homme et la femme ont souvent des intérêts différents ; quand une femme parle de quelque chose qui lui tient à cœur, son mari peut ne pas être particulièrement intéressé par le sujet. Mais il doit réaliser que c’est important pour elle et y prêter attention. Aussi, les enfants ont des centres d’intérêt très différents de ceux de leurs parents et ceux-ci peuvent ne pas être fascinés par les désirs puérils de leurs enfants.
Néanmoins, il est essentiel de ne pas rejeter et dédaigner les discussions enfantines enthousiastes, ce serait un sévère manque d’empathie et d’égard pour eux. De telles situations sont monnaie courante et il est essentiel de travailler dans cette discipline afin de devenir un baal ‘hessed authentique.
[1] Parachat Réeh, 15:8.
[2] SIfri, 116 et Ketouvot, 67b.
[3] Le comportement d’Hillel pose un problème par rapport à l’avis du Roch sur le principe de « zaken veéno lefi kevodo ». La guemara, dans le deuxième chapitre de Baba Metsia affirme qu’un ‘hakham (érudit en Thora) est exempté de la mitsva de hachavat avéda (rendre un objet perdu) si le fait de ramasser l’objet perdu en public porte atteinte à sa dignité. Le Rambam estime que bien qu’il en soit dispensé, il a le droit, et est même encouragé à accomplir cette mitsva. En revanche, le Roch, considère que cela lui est interdit dans un tel cas, car ce serait un bizayon (un dénigrement, une honte) pour la Thora. Hillel était bien évidemment un talmid ‘hakham ; comment pouvait-il alors, selon l’avis du Roch, courir devant la voiture – action dégradante, bien qu’accomplissement de la mitsva ? Toute réponse ou approche à cette question est la bienvenue…
[4] Ce concept ne se limite évidemment pas à la tsedaka, mais s’applique à toutes les formes de ‘hessed. En effet, le Séfer Ha’Hinoukh écrit que « Celui qui aide son prochain, que ce soit par un prêt d’argent, de nourriture ou autres, ou par des paroles bienveillantes, accomplit la mitsva de tsédaka. » (‘Hinoukh, mitsva 479.)
[5] ‘Hafets ‘Haïm, Hilkhot lachon hara, klal 5, halakha 6.
[6] Étincelles de moussar, Zaitchik, p. 31.