La Paracha de cette semaine, Ki-Tavo, est restée célèbre à de nombreux égards pour ses bénédictions, ses passages plus difficiles, mais aussi pour son introduction qui rappelle un commandement particulier qui s’imposait aux agriculteurs. Ces derniers devaient en effet prélever une partie de leur première récolte et l’amener en offrande à D.ieu.
Nos Sages insistent tout particulièrement sur la grandeur de cette démarche et, bien sûr, sa difficulté pour les paysans. Ces derniers, en effet, sont réputés pour ne pas ménager leurs efforts pour obtenir de belles récoltes et, au moment où ils assistent aux premiers résultats de tous leurs efforts, on leur demande de s’en séparer et de les offrir à D.ieu.
Ce commandement a précisément pour objectif d’empêcher l’homme de céder à son orgueil et à sa vanité, et de prétendre que c’est uniquement son mérite et ses qualités personnelles qui lui ont valu cette belle récolte. Souvenons-nous de ces mots de la Torah, il y a quelques semaines (Deutéronome 8, 12-13) :
« Peut-être, jouissant d'une nourriture abondante, bâtissant de belles maisons où tu vivras tranquille, voyant prospérer ton gros et ton menu bétail, croître ton argent et ton or, se multiplier tous tes biens, peut-être ton cœur s'enorgueillira-t-il, et tu oublieras l'Éternel, ton D.ieu, qui t'a tiré du pays d'Egypte, de la maison de servitude ; qui t'a conduit à travers ce vaste et redoutable désert, plein de serpents venimeux et de scorpions, sol aride et sans eau ; qui a fait, pour toi, jaillir des eaux de la pierre des rochers ; qui t'a nourri, dans ce désert, d'une manne inconnue à tes aïeux, car il voulait t'éprouver par les tribulations pour te rendre heureux à la fin ; et tu diras en ton cœur : "C'est ma propre force, c'est le pouvoir de mon bras, qui m'a valu cette richesse." »
Voilà pourquoi il est demandé à l’homme, au moment où il éprouve une grande joie et une grande satisfaction, d’exprimer sa reconnaissance à l’Éternel, en Lui offrant les prémices de ses fruits : « les Bikourim ». Non seulement il devait amener ces offrandes, mais il devait aussi prononcer le discours suivant devant le Cohen Gadol (Deutéronome 26, 3) :
« Tu te présenteras au pontife qui sera alors en fonction, et tu lui diras : "Je viens reconnaître en ce jour, devant l'Éternel, ton D.ieu, que je suis installé dans le pays que l'Éternel avait juré à nos pères de nous donner." […] Et tu diras à haute voix devant l'Éternel, ton D.ieu: "Enfant d'Aram, mon père était errant, il descendit en Egypte, y vécut étranger, peu nombreux d'abord, puis y devint une nation considérable, puissante et nombreuse. […] »
Nous reconnaissons là naturellement les versets qui ponctuent le récit de la Haggada le soir de Pessa’h. Et, précisément, la libération de l’esclavage égyptien et l’accession à la liberté, tout comme les premières récoltes des paysans, ont ceci de spécifique qu’elles suscitent chez l’homme une grande joie, le sentiment de retrouver le contrôle de sa vie, de maîtriser son destin, d’aborder la vie sous un jour positif. Et, progressivement, épargné des vicissitudes de la vie, l’homme pourrait en venir à penser que ces événements heureux sont normaux, naturels, puis il finirait par oublier les difficultés passées, et notamment il pourrait oublier que sans l’intervention divine, il serait toujours esclave en Égypte.
Voilà pourquoi Rachi nous livre un commentaire rapide, mais ô combien essentiel, sur le troisième verset :
Tu lui diras : Que tu n’es pas un ingrat.
L’objectif de cette formule récitée par le paysan, nous dit Rachi, était donc de prouver que l’homme n’était pas ingrat, qu’il était capable, au plus fort de sa joie, de se tourner vers Hachem pour Le remercier de Sa bienveillance, et rappeler humblement ses origines modestes et les affres de l’esclavage.
La gratitude, qui est peut-être un des plus beaux mots de la langue française, est un concept fondamental du judaïsme, et l’une des principales vertus que l’homme doit développer. Elle est désignée généralement par le terme de « Hakarat Hatov », la reconnaissance du bien que l’on nous fait. Elle se manifeste tout particulièrement vis-à-vis des parents comme reconnaissance et gratitude de nous avoir donné, avec l’aide d’Hachem, la vie et nous avoir fait grandir et éduqué, mais elle doit s’exprimer aussi vis-à-vis de toute personne qui nous a fait du bien.
Ce principe est au cœur de l’ADN du juif, puisque le mot hébraïque « Juif » ou « Yéhoudi » contient la racine « Modé » qui signifie « je reconnais le bien », « je remercie », tirant son origine du nom Yéhouda, en référence à la gratitude de Rachel vis-à-vis de D.ieu, lors de sa grossesse.
Bien sûr, la première prière que chaque Juif doit faire le matin est celle « Modé Ani », signifiant : « Je te remercie, Roi de toute créature, de me rendre mon âme… ». De même, durant la répétition de la Amida, tous les fidèles doivent reprendre à haute voix le passage du « Modim » (nous te remercions), alors que pour le reste de la prière, la communauté ne doit répondre qu’un simple Amen aux bénédictions énoncées par l’officiant. Nos Sages nous enseignent, en effet, qu’en matière de remerciement, on ne peut déléguer cette prérogative à personne, et chacun doit toujours exprimer lui-même et directement sa reconnaissance (Eliyahou Rabba, cité par R. J. Sachs).
La psychologie moderne semble avoir retrouvé les vertus de la gratitude, tant sur la santé mentale que physique des hommes. En effet, de nombreuses études scientifiques tendent à prouver que les populations qui expriment régulièrement leur gratitude pour les choses positives qui leur arrivent, et qui sont reconnaissantes à la vie du bien qu’elle leur donne, sont non seulement plus heureuses, moins sujettes aux dépressions, mais vivraient également plus longtemps, avec un meilleur système immunitaire, une meilleure capacité à fuir les émotions négatives et à ne pas se laisser envahir par elles. Précisément, lorsque l’on se sent faible moralement, il est bon d’essayer d’exercer sa gratitude sur les choses positives que l’on perçoit. On sera rapidement surpris par la force que cela nous donne et les changements de perspective qui s’opèrent dans notre esprit.
Le merveilleux travail de la « Hitbodédout » qui consiste à s’adresser à D.ieu chaque jour pour Le remercier de tout ce qu’Il nous donne, demander pardon pour nos fautes, et formuler des demandes à l’Éternel permet précisément de mettre en pratique cette vertu de la gratitude.
Il est certes possible, à l’image de la psychologie moderne, d’envisager l’expression de la gratitude dans un contexte non religieux. Mais, qu’il nous soit permis de souligner la grandeur et la profondeur incomparables de la gratitude exercée vis-à-vis de D.ieu, Créateur du monde et de chaque homme, qui veille sur chacun de Ses enfants et les chérit comme la prunelle de Ses yeux. Nous le disons chaque jour avant le Chéma, c’est d’un amour et d’une tendresse infinis qu’Hachem nous aime et qu’Il nous protège. Cette conscience de la Providence divine nous préserve d’une vision du monde chaotique, vide de sens, et livrée aux hasards des circonstances.
Avons-nous seulement conscience de tous les miracles que D.ieu opère pour nous chaque jour ? Non, et cela est probablement impossible tant il est vrai que l’esprit humain est fini et ses capacités de perception sont limitées, alors que la bonté divine à notre égard est infinie.
Puissions-nous puiser la force de revenir vers D.ieu d’un cœur sincère et authentique dans cette conscience de la gratitude que nous devons éprouver pour Hachem, et puisse l’Éternel nous juger tous à nouveau favorablement cette année et nous permettre d’être inscrit dans le livre de la vie, afin de toujours mieux Le servir, et avoir le mérite d’accueillir le Machia’h très rapidement !