La paracha de cette semaine est d’une grande richesse et nous enseigne de nombreuses règles qui ont vocation à réguler les relations entre les hommes et à rendre possible la vie en société.
Parmi celles-ci, notre paracha mentionne l’importance pour une société de se doter de juges qui énoncent la loi et permettent aux hommes de savoir comment départager des visions différentes de la société.
Au-delà du rôle de législateur, le juge, notamment en matière rabbinique et dans son rôle d’interprétation de la loi juive, la halakha, incarne une sorte de guide qui indique à l’homme comment agir pour rester fidèle à l’esprit de la Torah et à la volonté du Maître du monde.
Sa responsabilité est donc lourde : permettre ou interdire des actes, des décisions, des paroles à la lumière de sa compréhension de la Torah. Parfois même, il devra aménager la loi, innover, interpréter dans un sens plus clément que la lecture littérale des textes, et parfois dans un sens plus rigoureux.
Les maîtres du Talmud s’intéressent à cette question, notamment pour mettre en garde les hommes contre un écueil qui menace en matière spirituelle : « vouloir en faire trop » et s’appliquer toutes les rigueurs énoncées par les Rabbins, ou bien, au contraire, ne rechercher que les tolérances, les permissions que l’on peut glaner dans les différents courants de pensée rabbiniques.
Voici ce que nous disent les sages de la Guemara : « Pouvons-nous adopter les rigueurs respectives de deux autorités rabbiniques qui sont en désaccord sur une série de questions ? N'était-ce pas enseigné dans une beraita : La halakha est toujours conforme à l'opinion de Beit Hillel, mais celui qui souhaite agir en accord avec l'opinion de Beit Shammai peut le faire, et celui qui souhaite agir en accord avec l'opinion de Beit Hillel peut le faire. Toutefois, s'il souhaite adopter à la fois les clémences de Beit Shammai et celles de Beit Hillel, c'est une personne malfaisante. Et, de même, s'il souhaite adopter à la fois les rigueurs de Beit Shammai et aussi les rigueurs de Beit Hillel, à son égard, le verset dit "L'insensé marche dans les ténèbres" (Ecclésiaste 2:14). Il doit plutôt agir soit en accord avec Beit Shammai, en suivant à la fois leurs indulgences et leurs rigueurs, soit en accord avec Beit Hillel, en suivant à la fois leurs indulgences et leurs rigueurs ». (Traité Erouvin, 6 b)
Nos Sages pointent du doigt une réalité avec laquelle les hommes sont parfois mal à l’aise : comment est-il possible que les Sages ne soient pas d’accord entre eux et qu’ils puissent proposer des rigueurs ou des clémences différentes en interprétant la même loi ?
Or, cette liberté d’interprétation laissée aux Sages est fondamentale et elle se trouve au cœur même de notre tradition. La Torah n’a pas vocation à réguler explicitement l’ensemble des situations auxquelles les hommes seront confrontés durant l’histoire. Elle n’a pas cette prétention d’épuiser tous les cas de figure possibles et imaginables. En revanche, elle compte sur l’homme, notamment sur le dayan, le juge rabbinique pour trancher la loi et l’adapter aux cas qui lui sont soumis selon sa compréhension et conformément à l’esprit de la Loi, ainsi qu’à la tradition rabbinique qui l’a précédée.
Les hommes sont parfois mal à l’aise avec ce principe. Ils peuvent concevoir de se soumettre à l’autorité de la Torah, mais ils hésitent parfois à accorder pas la même importance aux décisions et interprétations prises par les hommes.
Et pourtant, il apparait que ce pouvoir d’interprétation laissée aux Sages est au cœur même de la Torah, et elle fait partie intégrante de la loi.
Un exemple bien connu illustre ce principe. Il s’agit d'une controverse mentionnée dans le traité Baba Metsia entre Rabbi Eliézer et les Sages, concernant la pureté rituelle d'un four en briques. Rabbi Eliezer soutenait que ce four était pu, alors que les Sages soutenaient que c'était tamé. Rabbi Eliezer a alors déclaré : « Si la halakha est conforme à mon avis, que les murs du beit hamidrash le prouvent ! » Aussitôt, les murs se sont mis à vaciller. Rabbi Yehoshua a réprimandé les murs pour qu'ils ne se mêlent pas de leur discussion, et ils se sont stablisés. Les murs ne se sont pas redressés, pour défendre l'honneur de Rabbi Eliézer, mais ils n'ont pas cédé, selon les instructions qu'ils ont reçues de Rabbi Yehoshua. Ensuite, Rabbi Eliezer a déclaré : "Si la halakha est selon moi, que les cieux me soutiennent ! À ce moment, une voix céleste se fit entendre, et elle annonça que, en fait, la halakha était conforme à Rabbi Eliézer.
Rabbi Yehoshua se leva et proclama : "La Torah n'est pas dans les cieux ! Une fois que la Torah a été donnée au peuple juif au Sinaï, nous ne regardons pas vers les cieux pour intervenir dans les affaires de la halakha ! La Torah enseigne que nous devons suivre la majorité des opinions, et c'est ainsi que la halacha sera décidée !
La Guemara conclut qu'Hachem, si l’on peut dire ainsi, a souri et a admis que ses enfants avaient eu raison de réagir ainsi et de ne pas soumettre la halakha à la voix céleste.
Il fallait une grande audace à Rabbi Yeoshua pour objecter à « une voix celeste » que « la Torah n’est pas dans le ciel » et que la halakha est une affaire humaine. Mais cette audace était nécessaire, elle est peut-être le secret qui a permis au peuple juif non seulement d’éviter les dérives fanatiques mais en outre de traverser l’histoire en restant toujours fidèle à sa foi, à une même tradition et en ayant pu s’adapter aux différents contextes, époques et zones géographiques.
L’obéissance que l’on doit à la halakha et aux décisionnaires halakhiques trouve sa source notamment dans notre paracha. « Tu iras trouver les pontifes, descendants de Lévi, ou le juge qui siégera à cette époque; tu les consulteras, et ils t'éclaireront sur le jugement à prononcer. 10 Et tu agiras selon leur déclaration, émanée de ce lieu choisi par l'Éternel, et tu auras soin de te conformer à toutes leurs instructions. 11 Selon la doctrine qu'ils t'enseigneront, selon la règle qu'ils t'indiqueront, tu procéderas; ne t'écarte de ce qu'ils t'auront dit ni à droite ni à gauche. » (Dévarim 17, 9-11)
La Tora nous enseigne d’une part que le juge compétent est celui de notre époque, même s’il parait moins « compétent » aux yeux des hommes que celui des générations antérieures. C’est lui que nous devons écouter et qui a probablement la meilleure légitimité et perspicacité pour trancher la loi pour ses contemporains. Elle nous enseigne d’autre part que les hommes doivent se soumettre à leur autorité et ne pas s’écarter de leurs recommandations ni à droite ni à gauche. Les Sages comprennent ce verset de la manière suivante « même s’ils te disent que ce que tu crois être la gauche est la droite, écoute les ».
Il s’agit d’une confiance très grande dans la parole des Sages qui est requise des hommes et qui heurte parfois les esprits modernes soucieux de préserver leur « propre jugement », leur bon sens et leur esprit-critique. Ces qualités sont, en outre, fortement valorisées dans notre tradition qui répugne à faire des hommes des « moutons de panurge ».
Notre paracha nous invite finalement à rechercher le juste équilibre entre notre autonomie de pensée et de raisonnement mais aussi une faculté à se soumettre à l’avis des Sages et des décisionnaires halakhiques.
La période que nous traversons a rappelé avec force combien les décisionnaires halakhiques conservent une hauteur de vue et une faculté à adapter la halakha en fonction des exigences propres à chaque époque. Leur lucidité et leur parfaite maîtrise de l’esprit de la Torah leur a permis notamment de donner aux fidèles les moyens de préserver une pratique conforme à l’esprit de la Torah tout en préservant, avec l’aide d’Hashem, leur santé et leur vie.
A la lumière de ce que nous avons étudié, nous comprenons que probablement les Sages de chaque époque sont inspirés dans leurs décisions par l’esprit de D.ieu qui leur permet d’orienter les hommes sur les chemins porteurs de vie.
Voilà pourquoi, il est important que chacun n’hésite pas à « se faire un Rav », à consulter un Rav qui puisse l’éclairer, et à nouer avec lui des relations de proximité qui lui permettront de le conseiller au mieux selon sa sensibilité, son parcours, son environnement social et familial.
Contrairement à ce que l’on pense spontanément, la halakha n’est pas faite d’un bloc monolithique. Elle est susceptible de nuances et d’aménagements qui, sans la dénaturer, peuvent l’adapter pour mener chacun vers son épanouissement et son plein accomplissement en l’éloignant des dangers qui le guettent et l’attirent.
En ces premiers jours du mois d’Eloul, il était opportun que la Torah nous rappelle ces enseignements. En effet, la fréquentation d’un maître, ou tout simplement la faculté à se référer à une autorité rabbinique, halakhique, en cas de questions ou d’indécisions, permet souvent à l’homme de progresser grandement en matière spirituel, de faire les bons choix et d’ouvrir ainsi de nouveaux horizons de vie.