Après la lecture solennelle des « 'Assérèt Hadibrot » « les 10 paroles/commandements », notre tradition nous invite à lire les lois sociales exposées dans la Paracha de cette semaine. Nos maitres nous enseignent à cet égard que cette dernière est introduite par la conjonction de coordination « Vé » ou « et » en hébreu qui vise à établir un lien direct entre le sujet précédent, le don de la Torah au Mont Sinaï, et les lois sociales de cette semaine, et notamment d’inviter les hommes à y accorder la même importance.
Parmi les différentes dispositions prévues dans la Paracha de cette semaine, le commandement relatif aux égards à accorder à l’étranger revient avec une insistance particulière, comme c’est le cas, du reste, dans toute la Torah.
« Tu ne contristeras point l'étranger ni ne le molesteras; car vous-mêmes avez été étrangers en Egypte. » (Exode 22.20)
« Tu ne vexeras point l'étranger. Vous connaissez, vous, le cœur de l'étranger, vous qui avez été étrangers dans le pays d'Égypte ! » (Exode 23.9)
Il est intéressant de noter que notre tradition ancre cette injonction de prendre soin des étrangers et de ne pas leur porter préjudice, dans l’expérience historique du peuple juif d’avoir été lui-même étranger en Egypte, et de connaître les affres inhérents à cette situation.
Comme le note le Rav J. Sacks zztszl, cette justification proposée par la Torah est intéressante, et elle n’est pas commune dans l’histoire des idées. En effet, les philosophes se sont intéressés de tout temps à cette question : prendre soin de l’étranger, mais ils l’ont justifiée de différentes manières. Un courant incarné par David Hume considère que la conduite morale d’un homme, notamment à l’égard des étrangers, repose sur ses émotions et sa sensibilité naturelle, qui l’invitent à compatir avec les plus faibles. Un autre courant, incarné par Emmanuel Kant, considère que le respect que l’on doit à un homme est avant tout le fruit de la raison, en vertu de l’égale dignité de tous les êtres humains "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen".
La Torah aborde pour sa part cette question sous un autre angle. Elle invite les enfants d’Israël à traiter l’étranger avec respect car ils ont été eux-mêmes esclaves en Egypte et ils ont fait l’expérience de la détresse que cela peut représenter. La mémoire de cette souffrance est le vaccin le plus sûr contre la haine de l’étranger.
Et, de fait, ni le rationalisme kantien, ni la force des émotions prônée par Hume, n’ont été suffisants pour préserver l’Europe, et l’Allemagne, mère patrie de Kant, du virus de la haine de l’autre et des ravages auxquelles elle peut conduire.
En réalité, ni la raison, ni les émotions ne sont des concepts opérants pour influencer les cœurs et les esprits. L’histoire a montré combien elles peuvent être rapidement instrumentalisées au services des idéologies les plus dangereuses. Après la Révolution française et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen est venue la Terreur ; après le siècle des lumières et le romantisme allemand, est venue la Shoah.
En revanche, l’homme ne peut se défaire de son vécu, il peut le refouler un temps, essayer de l’occulter, mais il fait corps avec lui. Le juif est l’archétype de l’étranger. Les nations ont voulu en faire un objet de mépris « le juif errant », la Torah en fait un objet de fierté. Nous sommes les « Etrangers » de l’histoire, voilà pourquoi nous avons une conscience morale, une force, et une vitalité qui ont traversé l’histoire et qui exigent de nous le meilleur, notamment à l’égard des étrangers, de plus pauvres, des plus fragiles.
Depuis les temps bibliques, la menace que représente le statut d’étranger est mise en exergue avec une force toute particulière. Les patriarches eux-mêmes craignaient pour leur vie, demandaient à leur épouse de dire qu’elles étaient leur « sœur » de peur d’être tués. Que dire des pérégrinations de Joseph ? De l’exil ? des expulsions d’Espagne ? L’Allemagne nazie a commencé par s’attaquée aux Juifs en les rendant étrangers dans leurs propres nations, pour finir par devenir apatrides à la fin de la guerre. L’apatride, ou l’étranger par excellence, un concept conçu à l’origine presque sur-mesure pour désigner le statut des Juifs il y a plus d’un demi-siècle.
Rétrospectivement, comme le note Rav Sacks, il est profondément interpelant de voir combien la Torah avait perçu avec une acuité unique que la haine de l’étranger était un enjeu fondamental de l’aventure humaine à travers toute son histoire. Il suffit de suivre l’actualité mondiale pour constater à quel point cela reste d’une totale actualité.
Cette chronique propose au fil des Parachiot, avec l’aide d’Hachem, de réfléchir à l’importance des liens familiaux et comment la Torah nous invite à les appréhender. Mais il était important, indispensable, fondamental, également de s’intéresser à ceux qui, D.ieu nous en préserve, n’ont pas de famille, aux étrangers qui peuvent résider près de nous, quelle que soit leur religion, leur couleur de peau, leurs opinion, afin de les aider et les traiter dignement.
Montaigne aimait à dire : « En tout homme, je vois un compatriote ». Nous pourrions ajouter : « En tout homme, je vois un frère ».
Puisse Hachem nous aider à conserver et renforcer cette conscience morale à l’égard des plus fragiles, notamment en nous pénétrant de l’esprit et de la lettre de la Torah qui nous enseigne comment atteindre l’universel en approfondissant notre particularisme de « juif ».