La Torah relate qu’après la naissance d’Its’hak, Sarah exigea d’Avraham qu’il chasse de sa maison son premier fils Ichmaël. Bien que dans un premier temps, cette initiative déplut vivement au patriarche, il se rallia finalement à l’avis de sa femme et renvoya Hagar et Ichmaël, (Béréchit, 21, 9-19).
Dans la tradition juive, Avraham est connu pour être le « pilier de la bonté », comme en témoignent nos Sages : « Le ‘hessed [la bonté] règne dans le monde de par son mérite » (Midrach Béréchit Rabba, 60, 2). Or, comment concilier la bonté par excellence avec un tel renvoi d’Ichmaël, un acte qui relève a priori d'une grande cruauté ? Comment le symbole de la bienveillance, qui accueillait sous son toit tous les passants sans distinction et les recevait comme des rois, a-t-il put agir de la sorte avec son propre enfant ?
Ichmaël raillait…
Le verset révèle que ce que Sarah reprochait à Ichmaël c'est qu’il se livrait à des « railleries » [métsa’hek], notamment à l'encontre de Its'hak. Or, quelle était la teneur de ces railleries ?
Rachi explique qu’elles font allusion à l’idolâtrie, à la débauche et au meurtre. On comprend dès lors la démarche de Sarah qui consistait à éloigner cet enfant perverti de son propre fils. S’il en est ainsi, c’est la question inverse qui se pose à présent : pour quelle raison Avraham s’opposa-t-il à Sarah dans un premier temps en refusant de chasser de sa maison cet enfant à l’influence si malsaine ?
La réponse à ces questions se trouve dans le targoum [adaptation araméenne du verset] de Yonathan Ben Ouziël. Il y est dit qu’Ichmaël « souriait aux dieux étrangers et se prosternait devant D.ieu ». Autrement dit, Ichmaël se livrait au culte idolâtre sous un masque de fidélité à D.ieu. Il se prosternait devant le Créateur et imitait son père dans ses expressions de foi et de vertu, tout en lançant des « clins d’œil » aux idoles qui l’entouraient...
Pour démasquer et décrypter cette corruption si bien déguisée, un sens aigu de l’observation et de la critique était nécessaire. Or Sarah, qui en était effectivement dotée, put ainsi déceler le danger bien avant Avraham.
Savoir s’éloigner des influences pernicieuses !
Cette capacité de discernement d'un niveau supérieur - dont les femmes sont dotées davantage que les hommes, aux dires mêmes de nos Sages - permit à Sarah de comprendre ce dont il retournait des « sourires » et des « railleries » d’Ichmaël. Elle réalisa alors que cet enfant n’avait pas sa place dans la maison sainte et pure d’Avraham.
Cette même exigence s’applique en vérité à chacun de nous : « Eloigne-toi du mauvais voisin », disent ainsi les Pirké Avot (1, 7). A plus forte raison, cet adage s’impose-t-il pendant les jeunes années, où se forge l’éducation de l’enfant et de l’adolescent, et à raison décuplée si la mauvaise influence évolue sous son propre toit…
Rav Aharon Kotler ajoutait que, de toute évidence, plus un homme atteint une dimension élevée, plus son influence sera grande. Or Ichmaël, le propre fils d’Avraham qui avait reçu l’éducation de son illustre père, n’était évidemment pas un homme ordinaire. Voilà pourquoi Sarah craignit tant que son influence ne s’avère très pernicieuse…
Le ‘Hafets ‘Haïm renchérissait que si Ichmaël n’avait pas été chassé de chez Avraham, il aurait continué à vivre à proximité du patriarche. Il ne fait donc aucun doute qu’il n’aurait lui-même pas été moins influencé par Its’hak, qu’Its’hak ne l’aurait été par lui : chacun d’eux étant d’une très haute stature spirituelle, leur influence aurait été assurément réciproque.
Pourtant, le Saint béni soit-Il enjoignit malgré tout Avraham de chasser son fils. Et ce, manifestement, parce que les risques d’influence délétère d'un tel caractère sont toujours plus importants que ses chances d’amélioration…
Un désaccord entre des Grands
Nous savons que chez les patriarches, on ne pouvait trouver pas même l’ombre d’un intérêt personnel dans leur jugement. Chez ces hommes et femmes à la stature morale jamais égalée, la personnalité dans son intégrité s’annulait face à la volonté de D.ieu, ne laissant ainsi aucune place aux calculs intéressés.
Dans un texte de la Tossefta (Sota, pages 5, 7), nos Sages laissent apparaître cette vérité de manière remarquable : « Sarah trouva Ichmaël qui élevait des autels, qui chassait des sauterelles et qui les y sacrifiait aux idoles. Elle dit alors : ‘Ce pourrait-il que mon fils Its’hak suive son exemple et qu’il parte à son tour servir les idoles ? Il en résulterait une terrible profanation du Nom divin !’. Avraham lui répondit : ‘Après avoir offert une chance à une personne, peut-on la lui retirer ? Après que nous ayons élevé Hagar au rang de maîtresse de maison et que nous lui ayons fait découvrir la grandeur, peut-on la chasser de notre maison ? Qu’en dira-t-on alors ? N’en résultera-t-il pas une terrible profanation du Nom divin ?'. Elle lui rétorqua : ‘Puisque tu invoques toi-même l’argument de la profanation du Nom, que le Créateur tranche entre toi et moi !’. Ce que D.ieu fit en disant : ‘Tout ce que te dira Sarah, fais-le !’ ».
Il apparaît donc bien que le désaccord qui opposait alors Avraham et Sarah portait directement sur une question de ‘hiloul Hachem : était-ce le risque qu’Its’hak puisse subir l’influence d’Ichmaël, ou bien serait-ce l'attitude de désapprobation que les gens pourrait manifester envers la conduite d’Avraham, qui causerait une plus importante profanation du Nom divin…?
Mais D.ieu statua que la protection morale d’Its’hak constituait dans ce cas la première priorité, tant et si bien que c’est au contraire ce choix initial de Sarah de renvoyer Ichmaël qui aboutit à un immense Kiddouch Hachem.
La gauche repousse
Le Bet Israël (Vayéra 5731) ajoute qu’en fin de compte, ce renvoi fut même un bienfait pour Ichmaël, même ainsi chassé de la maison de son père. Car ceci l’ébranla au plus profond de sa personne et suscita en lui une vive secousse émotionnelle. Et c’est de la sorte qu’il put finalement se repentir !
Cette remarque nous éclairera également sur un autre point. Lorsque l’ange apparut à Hagar en train de se dessécher au cœur du désert, il lui dit : « Sois sans crainte, car D.ieu a entendu la voix de l’enfant s’élever de l’endroit où il gît », (verset 17) ; or, cette dernière précision amena nos Sages à déduire que « tel qu’il était » à cet instant précis, Ichmaël était encore considéré comme un juste. Ceci peut sembler surprenant : Sarah n’avait-elle pas découvert très tôt chez lui les prémices d’un fauteur en révélant des signes d’idolâtrie, de débauche et de meurtre ?
La réponse à cette apparente contradiction semble précisément tenir dans le fait qu’il fut chassé de la maison d’Avraham : profondément troublé par ce soudain revirement, Ichmaël prit soudain conscience de sa véritable situation morale, ce qui l’incita à se repentir du plus profond de son être. Tant et si bien qu’il est même considéré à cet endroit comme un juste.