Le titre de la parasha de cette semaine « Nasso » mérite de retenir notre attention. Ce terme désigne dans le contexte de notre paracha une idée de dénombrement. Il s’agit de compter les enfants d’Israël car Hashem, nous dit Rachi, tient à chacun d’entre nous comme à des pierres précieuses, et, de même qu’un homme compte et re-compte ses précieux diamants, de même Hashem compte chacun d’entre nous individuellement avec une grande attention.
Il est toutefois étonnant que le terme employé pour désigner ce compte soit le mot « Nasso ». Comme le fait remarquer le Rav J. Sacks, l’hébreu a d’autres racines plus naturelles pour désigner un compte (lisfor, limnot, lifkod…).
L’expression « Nasso et roch » ou « Seou et rosh » désigne en réalité le fait de « soulever la tête » et est employé métaphoriquement pour évoquer le compte des enfants d’Israël.
Cette image élégante et chaleureuse pour désigner un « compte » arithmétique, un dénombrement froid rappelle avec finesse notre tradition qui répugne à compter des individus, à associer un numéro à des êtres humains.
Il n’est pas besoin de s’étendre sur cette idée, l’histoire encore récente a montré combien cette vision de l’humanité était porteuse d’un mépris pour la dignité des êtres humains. Elle caractérise les régimes dictatoriaux et totalitaires qui cherchent à niveler les individus, qui raisonnent en termes de « masse » plutôt qu’en termes « d’individus », afin d’assoir un pouvoir, une force que rien ne saurait entraver. L’individu y est perçu comme un moyen au service d’une fin jugée supérieure. L’individu n’est toléré que s’il se soumet à l’idéologie dominante, aucune tête ne doit dépasser, aucune idée originale ne doit venir la contrarier.
Nos Sages nous disent que c’est une même idéologie qui était à l’œuvre dans la génération de la Tour de Babel. A cette époque, nos Sages nous disent que si un homme mourrait durant la construction de la Tour, personne ne faisait cas, mais si une brique se cassait, les hommes pleuraient. L’homme, en tant que sujet porteur d’une conscience et d’une dignité, n’a pas sa place dans une telle cité, seule la masse asservie à l’idéologie n’est utile.
Le titre de notre parasha « Nasso » vient s’inscrire en faux contre cette vision dégradante et méprisante de l’humanité.
« Nasso et rosh » , « lève la tête », « lève la tête de chaque individu », quel que soit sa tribu, quel que soit sa position sociale, « lève lui la tête », « rappelle-lui son éminente dignité ».
La Torah nous rappelle ainsi avec force que ce qui caractérise une femme ou un homme, c’est avant tout son unicité, sa singularité. Non seulement, chaque homme est porteur d’une histoire, d’une culture, d’une éducation et d’une sensibilité qui le rendent unique, mais, en outre, il est porteur d’une néshama, d’une âme à nulle autre égale.
Cette idée traverse l’ensemble de la Torah.
C’est le cas notamment dans le livre de Béréshit qui mentionne la création de l’homme « à l’image de D.ieu », soulignant ainsi que de même que D. est unique, de même chaque être humain est unique. Il porte en lui une parcelle unique et irremplaçable de la divinité, nul ne peut se substituer à lui sur terre.
Pensons également au livre de l’Exode où l’Eternel ordonne à Moise de s’exprimer en ces termes à l’Eternel « Alors tu diras à Pharaon: ‘Ainsi parle l'Éternel: Israël est le premier-né de mes fils » « Ko amar H’ Beni Bekhori Israël ». Chacun des Bné Israël compte à mes yeux comme un fils, comme mon « bekhor », mon aîné, comme un fils unique à nul autre semblable.
Cette idée d’une filiation entre l’homme et le Maître du monde est lourde de sens, d’honneur, et de responsabilité. Même s’il nous est difficile de comprendre son sens profond, ce lien nous rappelle que la dignité de chaque homme est infinie, et que les espoirs que le Boré Olam, le Maître du monde, a placé en chacun de nous, sont immenses.
Nous sommes Ses témoins sur terre, nous avons vocation à porter Son message. Il s’agit d’un insigne honneur naturellement, mais aussi d’une grande responsabilité. Car ce message est profond, il ne saurait se résumer en un slogan que l’on met dans sa poche et transporte avec soi, il ne saurait se résumer en quelques mots ou en quelques signes. Il exige un effort, celui de l’étude, de la pratique, et de la rectitude morale avec soi et avec les autres.
Mais cet effort n’a pas vocation à alourdir la vie de l’homme, à le contraindre à peser sur ses épaules comme un poids. Il a vocation, au contraire, à l’affranchir des servitudes imposées par les désirs incontrôlés qui naissent dans son cœur, par les instincts, et à nous libérer de certaines influences attirantes des autres cultures au milieu desquelles nous vivons mais qui peuvent être contraires à l’esprit de la Torah.
La Torah a donc le souci de permettre à chaque être humain de relever la tête, en lui faisant prendre conscience de sa dignité, en lui permettant de dévoiler les trésors enfouis dans son âme, en lui permettant de faire éclore son identité et sa bonté.
Mais il est possible d’aller plus loin. Lorsque le Maître du monde demande à Moshé Rabénou de lever la tête de chaque Ben Israël, il est possible d’y voir une invitation faite à chacun d’entre nous de lever la tête de notre prochain.
Ce souci de l’autre est au cœur de notre tradition. Et de très nombreuses mitsvot poursuivent précisément cet objectif : aider son prochain, développer de l’empathie à son endroit, lui porter main forte lorsqu’il est dans une situation difficile, rendre visite aux malades…
Au lendemain de Shavouot, il est important de ne pas restreindre la Torah et la pratique religieuse uniquement à un système binaire de choses permises ou de choses interdites, de choses « assour » et d’autres choses « moutar ». Le respect de la Halakha est indispensable, et chacun, à son niveau, doit essayer de progresser dans ce chemin. Mais il faut veiller à pratiquer les mitsvot non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen de nous rapprocher de l’Eternel, de développer de l’empathie à l’égard des hommes et d’acquérir ainsi un supplément d’âme, de vitalité, de dignité. Bref, avec l’aide d’Hachem, de « lever la tête » !