Avec les deux Parachiot de cette semaine, Matot et Massé, nous allons clore le livre de Bamidbar et, avec lui, le récit des pérégrinations des enfants d’Israël dans le désert. C’est une étape importante et solennelle de nos études, d’autant plus qu’elle se trouve au cœur des 3 semaines difficiles, au lendemain de Roch ‘Hodech Av.
La Paracha Matot s’ouvre sur un nouveau commandement, l’un des derniers du livre de Bamidbar qui sera valable pour toutes les générations, celui relatif aux vœux : les « Nédarim ». La Torah énonce à travers cette nouvelle législation la nécessité de respecter sa parole lorsque l’on prend un engagement, et elle nous rappelle incidemment la valeur éminente de la parole. « L’homme ne peut profaner la parole » énonce notre texte (Nombres, ch. 30, v. 3). Il s’agit d’une vertu fondamentale de notre tradition.
Pour comprendre l’importance de la parole, il faut remonter à la création de l’homme. Lorsque l’Eternel créa l’homme, la Torah précise « L'Éternel-Dieu façonna l'homme, - poussière détachée du sol, - fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint un être vivant. ». Or la traduction araméenne de ce verset, le Targoum, précise ce que signifie ce « souffle de vie » qui permet à l’homme de devenir un être vivant, il nous invite à comprendre que grâce au souffle divin insufflé en l’homme, ce dernier est devenu « un être parlant » « Roua’h memalela ».
Parole et vie sont donc intimement liées. Et cela n’est pas étonnant car nous savons que le monde, comme toutes les créations, tous les êtres vivants, ont été créés par la parole, ou plus précisément par les « dix paroles originelles », les fameuses « ‘assara maamarot ».
La Torah vient s’inscrire en faux contre l’idée commune qui prétend que « les paroles s’envolent » car elles sont immatérielles, elles n’ont pas vocation à durer, elles ne sont pas déterminantes. Bien au contraire, notre tradition nous enseigne que la parole a un pouvoir créateur fondamental. Comme nous le voyons dans notre paracha, il suffit à un homme d’énoncer un vœu par sa bouche (selon la forme requise pour les nédarim) pour que cet engagement verbal ait la même force impérative que tous les commandements de la Torah.
C’est précisément à la lumière de la parole que nous pouvons comprendre le fameux verset de la Genèse « l’homme a été créé à l’image de D.ieu ». Il a été donné à l’homme à travers la parole un pouvoir créateur « similaire » à celui de D.ieu. L’homme s’oblige par sa parole, il crée des lois impératives, il suscite des sentiments, il peut construire ou détruire ses enfants, ses amis, ses proches grâce à la parole.
Le judaïsme invite ainsi l’homme à devenir un artisan minutieux de sa parole, en mesurant l’opportunité, la qualité, la beauté des mots qu’il emploie. En effet, les paroles qu’un homme prononce ne sont pas neutres, elles déterminent sa vitalité intérieure, la qualité de sa relation avec les autres, et, bien sûr, la qualité de sa relation avec D.ieu. Examinons chacun de ces points.
Tout d’abord, la qualité des paroles qui traversent l’esprit des hommes, leur raffinement, leur bienveillance contribuent à colorer et déterminer l’orientation de leur « psyché », de leur vie intérieure. L’esprit et l’âme des hommes ont un besoin vital de telles paroles pour se nourrir, s’alimenter et pour orienter leur dynamique. A défaut de telles paroles, « la nature ayant horreur du vide », l’esprit de l’homme se portera sur des dimensions de la nature humaine, ou des relations avec autrui moins reluisantes, ce qui éloignera, D.ieu nous en préserve, l’homme de son épanouissement intérieur.
Ensuite, les paroles qu’un homme prononcent déterminent la qualité de sa relation avec son entourage. Plus un homme est enclin à émettre des paroles douces, positives, encourageantes, plus il diffuse autour de lui une énergie positive, et il recueille en retour un regard favorable de son prochain. A cet égard, nous pouvons nous rappeler avec profit cette citation du Rav Dessler qui aimait à dire « l’homme croit qu’il donne à ceux qu’il aime, alors qu’il aime ceux à qui il donne ». Il en va de même de la parole. On attend parfois des gestes, des égards, des preuves d’affection d’autrui pour lui témoigner en retour des paroles affectueuses, alors qu’en réalité, ce sont les paroles bienveillantes que l’on prononce qui peuvent créer ex-nihilo de l’amitié et de l’affection entre les hommes.
Enfin, la parole constitue le fondement de la relation entre D.ieu et l’homme. Elle permet de s’adresser à D.ieu à travers la prière, ou les instants de méditation (hitbodedout) recommandés par nos Sages, notamment Rabbi Na’hman de Breslev, pour intensifier notre relation avec l’Eternel. La parole est ainsi le moyen privilégié pour exprimer sa gratitude à D.ieu pour tous les bienfaits dont Il nous comble, pour nous repentir de nos fautes et pour exprimer les requêtes qui nous tiennent à cœur.
C’est ainsi que dans ces trois directions (les relations avec soi, avec les autres et avec D.ieu), la parole est fondamentale. Elle détermine la qualité de nos vies. On aurait tort de croire que la qualité de notre parole est le reflet de notre qualité de vie, ce qui amènerait à la conclusion que plus un homme est heureux, plus il a une parole positive. Nous pourrions inverser ce postulat et dire que plus un homme raffine sa parole et s’efforce de la rendre positive, plus il sera heureux.
Ne nous leurrons pas sur la facilité d’une telle démarche, il s’agit d’un effort, d’un travail, d’un labeur. A propos du verset « L’homme est né pour le labeur » (Job 5.7), nos Sages nous disent que le labeur dont il est question est celui de la parole. En effet, il n’est pas naturel pour l’homme de développer un langage positif et raffiné. Sa dimension matérielle et la vie en société génèrent divers besoins, divers instincts, diverses interactions avec autrui qui créent naturellement de l’insatisfaction, des frictions, des incompréhensions. Pour éviter que l’homme ne devienne l’otage de ces pensées négatives, il doit s’efforcer de reprendre la main sur ce qui va alimenter sa psyché et travailler à alimenter, pour ne pas dire inonder, son esprit de paroles positives, les diffuser autour de lui, afin de désarmer en lui-même et chez les autres les dynamiques inverses.
Une parole douce et affectueuse court-circuite les méandres de l’esprit, des rivalités et des calculs, en s’adressant directement au cœur. Or, les cœurs répondent aux cœurs, et ils sont le chemin le plus court pour atteindre la quiétude intérieure et le bonheur.
Ce n’est pas un hasard, vous l’aurez compris, si nous sommes amenés à lire cette parasha durant cette période des trois semaines qui nous rappellent la destruction des deux Temples, en raison notamment de la haine gratuite. Aussi, nos Sages nous invitent à développer en nous l’amour gratuit, en devenant les orfèvres de la parole, d’une parole douce, bienveillante, raffinée qui nous permette d’assister à la reconstruction du troisième Temple, avec l’aide d’Hachem, rapidement, de nos jours !