Parmi les différents thèmes fondamentaux évoqués dans la paracha de cette semaine, nous aimerions porter notre attention sur la mistva des tsitsits. Celle-ci revêt une importance particulière aux yeux des Sages, comme il est écrit dans le Talmud « Le principe des tsitsits vaut autant que tous les principes de la Torah » (Traité Nedarim, 25a).
Le terme « tsitsits » semble dériver de la racine « lehatsits / metsits » qui signifie voir, observer. Et, de fait, la mitsva des tsitsits est intimement liée à la visibilité et au regard. La Torah le dit explicitement « Oureitem oto » « Vous les verrez », et les commentateurs d’expliquer, d’une part, que c’est une mitsva que les tsitsits soient visibles, et d’autre part, que cette mitsva ne prévaut que durant la journée, lorsqu’on peut les voir.
En effet, les tsitsits doivent être vus car ils ont vocation à rappeler à l’homme les mitsvot de la Torah et à empêcher ainsi, à toute heure de la journée, son esprit ou son cœur de s’en éloigner.
Mais, une question fondamentale se pose. Pourquoi avoir choisi la symbolique des tsitsits pour matérialiser le rappel de la Torah, de ses commandements, et de la foi en Hachem. Il faut admettre que l’association d’idées escomptée de l’homme n’est pas évidente. On aurait pu imaginer d’autres symbôles plus évocateurs que de simples fils accrochés à des vêtements !
Une première explication se fonde sur la valeur numérique du mot tsitsit (600 si on l’écrit avec deux « youd ») qui, associée avec les « 8 » fils et les 5 « nœuds » requis de chaque côté, permet d’atteindre le chiffre « 613 », qui totalise les mitsvot de la Torah.
Une autre explication se fonde sur la présence, à l’origine, d’un fil de couleur « bleu azur / tekhelet » parmi les fils des tsitsits. A cet égard, nos Sages nous disent que « le bleu azur ressemble à la mer, la mer ressemble au ciel, et le ciel évoque le trône divin ». Aussi, voyant les tsitsits, l’homme est invité, par association d’idées, à penser au trône divin, et à s’imposer une éthique de vie vertueuse.
Toutefois, là encore, il faut admettre que ces deux explications attendent beaucoup de l’esprit humain. Est-ce que, vraiment, en voyant des fils au coin d’un vêtement, nous penserions spontanément aux 613 mitsvot, ou bien, en voyant un fil bleu, nous penserions rapidement au trône céleste ? Cela est peu probable, d’autant moins que, à notre époque, cette mitsva continue de s’imposer à nous, alors que les tsitsits sont dépourvus de cette couleur « bleu azur » dont nous ignorons la teinte exacte.
Qu’attend-on donc de nous à travers cette mitsva des tsitsits ?
En réalité, cette mitsva des tsitsits nous enseigne des principes fondamentaux de la nature humaine, et des secrets profonds, dont nous faisons l’expérience tous les jours, mais sans véritablement en tirer toutes les conséquences. Elle nous invite à questionner la manière dont notre corps fonctionne, dont notre esprit raisonne et dont notre imagination se développe en nous.
En effet, la Torah nous enjoint de porter des tsitsits « afin de ne pas être égarés par nos yeux et notre cœur qui (vous) entrainent vers l’infidélité en Hachem » (Nombres, 15.39). A cet égard, jouant sur un des thèmes centraux de la paracha, Rachi mentionne que « le cœur et les yeux sont les « espions » (« méraguélim ») du corps et le précipitent vers la faute : l’œil voit, le cœur désire, et le corps commet les fautes ».
Rachi pose ainsi, en quelques mots simples, le grand défi que doit relever l’homme durant sa vie : domestiquer et canaliser des mécanismes « naturels » de la nature humaine (la vue, le désir, la convoitise) qui contribuent à l’égarer, et parfois, à le perdre.
Les yeux sont, en effet, les portes d’entrée de différents désirs. Ils observent, contemplent, pourchassent, ils font valoir à l’homme l’intérêt supposé de certains spectacles, et éveillent en lui des émotions ou des pulsions phénoménales (E. Smilevitch). Ces spectacles offerts à l’esprit humain font naître naturellement le désir d’y prendre part, de ne pas être tenu à l’écart de ce qui parait si agréable et brillant. L’imagination prend alors le relais pour faire valoir à l’homme combien il serait souhaitable que lui aussi « se délecte » des délices de ce monde, et rendre tangible tout le profit qu’il en retirerait.
La difficulté qui se dresse devant l’homme est de taille car les mécanismes du désir n’ont pas besoin d’être beaucoup préparés et stimulés pour se mettre en route, ils sont immédiats, automatiques, ils s’imposent à l’homme malgré lui. Le corps et la matérialité sécrètent ainsi naturellement des désirs et des fantasmes qui ont vocation à enchainer l’homme à sa finitude et à ses pulsions matérielles.
Nous doutions précédemment de la capacité de l’homme à penser spontanément au trône divin à la vue du fil bleu des tsitsits. Mais doutons-nous de la capacité de l’homme à fantasmer et divaguer à partir de détails ou d’images anodines qu’il voit dans la rue ou sur les écrans ? Dans certains domaines (le pouvoir, l’argent, la débauche) nous sommes parfois effarés de voir avec quelle facilité, l’esprit échafaude des idées et des fantasmes inattendus à partir d’éléments insignifiants.
Voilà l’enjeu des tsitsits : amener l’homme à maitriser son imagination et à inverser son inclinaison naturelle. Certes, il est peu probable que, spontanément, un fil bleu évoque le trône céleste. Mais, voilà aussi, toute l’ambition fixée à l’homme et son éminente dignité : ne pas laisser son esprit et son âme s’abîmer dans les méandres de l’imagination spontanée du corps et de ses pulsions ; mais au contraire, décider en toute conscience, de l’orientation que nous souhaitons lui donner.
Le travail qui nous est demandé d’accomplir à travers le commandement de tsitsit consiste, en somme, à habituer notre esprit à voir dans les moindres éléments du monde et de la matérialité, la trace de D.ieu. Celui qui est capable spontanément de penser aux 613 mitsvot en voyant des fils pendre aux coins d’un vêtement, ou encore de penser au trône céleste en voyant un fil bleu attaché à un vêtement, est susceptible de poétiser le réel pour y trouver dans les évènements importants comme dans les détails a priori insignifiants de la vie, un enseignement de portée spirituelle susceptible de le rapprocher de son créateur.
A l’automate aveugle qui touche ce qui brille, convoite les belles formes et règle son désir sur celui des autres, la Torah préfère le poète qui guette dans les moindres détails de la nature un symbole spirituel, une source d’élévation, une chance de se rapprocher de D.ieu. Aux promesses éphémères et vaines des plaisirs charnels, de l’argent ou du pouvoir recherchés par le premier, répond la quête d’éternité du second, et sa capacité à ré-enchater le monde, en dévoilant les secrets éternels de la Création.