Un passage étonnant du Talmud (Traité Chabat, 77 b) rapporte les questions que Rabbi Zeira, un grand Maître du Talmud posa un jour à son maître Rabbi Yehouda :« Pour quelles raisons les chèvres marchent-elles à la tête d’un troupeau alors que les moutons marchent à l’arrière ». Et Rabbi Yehouda de répondre : « C’est comme pour la création du monde, au début les ténèbres (les chèvres sont noires) et ensuite la lumière (les moutons sont blancs) ».
Comme toujours, derrière les questions en apparence triviales de la Guemara, se cachent des enseignements spirituels profonds. C’est ainsi que le ‘Hatam Sofer, un grand maître de notre tradition, observe que la racine du mot « chèvre » est « sair » en hébreu qui désigne aussi Esav, alors que Yaakov, père du peuple Juif, est souvent comparé à un agneau, ou un mouton. Aussi, nous pouvons voir dans cet échange entre Rabbi Zeira et Rabbi Yehouda une discussion relative à l’exil. Ce dernier est source d’une obscurité profonde, il est incarné par la domination d’Esav dans le monde. Mais le ‘Hatam Sofer nous rappelle que cet exil n’est pas le fin mot de l’histoire, il précède une période de grande lumière et de délivrance, dans laquelle Yaakov sera rétabli dans ses droits, et qui fait référence à l’avènement messianique.
Et, de fait, ce passage du Talmud nous rappelle que la lumière n’est jamais aussi intense que lorsqu’elle succède à l’obscurité, tout comme la vérité ne brille jamais autant que lorsqu’elle vient mettre un terme à un mensonge. Et, pourrions-nous ajouter, la parole n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle succède au silence.
Voilà pourquoi nos Sages nous disent que la Torah a été donnée dans le désert comme nous le rappelle la sidra de cette semaine « Bamidbar » (« Le désert »), qui précède toujours la fête de Shavouot, où nous célèbrons le don de la Torah.
La force de la parole divine ne pouvait s’imprimer que sur un lieu vierge de toute parole, elle ne devait être masquée par aucun bruit.
Le choix du désert comme arrière-plan du parcours initiatique du peuple Juif avant de devenir une nation est ainsi porteur de nombreux enseignements. C’est probablement pour cela qu’il donne son nom au quatrième livre de la Torah.
Le désert est tout d’abord le symbole d’une zone vierge par excellence dans laquelle l’homme n’a pas marqué son empreinte et qui échappe à sa maîtrise. Le désert invite l’homme à l’humilité, à percevoir les limites de sa volonté de puissance, et à prendre conscience de sa vulnérabilité. Cet éveil de l’homme à sa finitude l’encourage naturellement à lever les yeux vers le Ciel et à s’ouvrir à la transcendance divine.
Nos Sages vont plus loin. Non seulement, l’homme doit prendre conscience de ses limites et de sa précarité, mais, en outre, il est invité à s’inspirer du désert pour faire table rase de ses préjugés, de ses calculs, de sa logique personnelle, et devenir lui-même un espace vierge susceptible d’accueillir pleinement la Torah sans que rien n’y fasse obstacle.
Le désert est non seulement le symbole d’une terre vierge, mais il est aussi le lieu du silence par excellence, comme l’exprime son étymologie. Seul le silence du « midbar » (du « désert ») permet d’écouter le « dibour » (la parole) du locuteur, en l’occurrence les « asseret hadiberot », les « dix paroles » du Maître du monde.
Aussi, soulignons que la tradition juive a ceci de spécifique qu’elle valorise aussi bien la parole que le silence.
La parole a été offerte à l’homme dès sa création comme un cadeau divin, elle lui permet de sortir de lui-même pour créer un échange avec son prochain, lui témoigner de la sollicitude, entendre sa part de vérité et s’enrichir des différences. Il suffit de pénétrer dans un « Beth hamidrash », une salle d’étude, pour mesurer combien la parole, notamment celle de l’étude, est dans notre tradition porteuse d’une dynamique et d’une énergie vitales pour l’homme.
Pour autant, nos Sages se méfient de celui qui parle trop au point qu’il ne serait plus maître de ses paroles et qu’il ne parviendrait pas à écouter la voix d’autrui. « Qui parle beaucoup ne saurait éviter le péché, celui qui met un frein à ses lèvres fait preuve d’intelligence » nous dit le Roi Salomon (Proverbes 10.19). Et de même, Rabbi Shimon ben Gamliel reconnaissait « Toute ma vie j’ai grandi parmi les Sages et je n’ai rien trouvé de meilleur que le silence » (Maximes des pères, 1.17).
Et de fait, le silence est tout d’abord une précaution, une retenue qui permet à l’homme de prendre le temps de la réflexion, et de peser et sous-peser chaque parole avant de la prononcer.
Le silence permet également à l’homme de laisser une place à la parole d’autrui, et de reconnaître son existence, sa légitimité. En donnant droit de cité à sa parole, je reconnais également implicitement que je ne sais pas tout, que je peux apprendre de lui, et qu’il est donc porteur d’une sagesse qui peut m’éclairer. Le silence est l’empreinte de l’humilité.
Mais il y a encore plus. Si la parole est le vecteur du dialogue avec les hommes, il se pourrait que le silence soit le vecteur du dialogue avec D.ieu.
La prière, tout comme la Avoda (le service effectué au Temple), se fait parfois avec des paroles, avec des chants, mais aussi avec des silences. Aux chants mélodieux des Levyim, répond le silence des Cohanim lorsqu’ils apportaient les offrandes dans le Sanctuaire ; à la mélodie des psaumes que nous récitons chaque jour, répond le silence de la Amida lorsque l’homme se trouve face à son Créateur.
A travers son silence, l’homme témoigne de sa conscience que les mots qu’il prononce n’épuiseront jamais tout ce qu’il a à dire, tout ce qu’il souhaiterait dire. Il reconnait les limites de la parole humaine, toute nécessaire qu’elle soit, et il manifeste son désir de s’ouvrir à une dimension qui le dépasse.
Lorsque l’homme parle, il ne peut pas écouter. Lorsqu’il se tait, il s’ouvre à l’altérité et notamment à la transcendance.
Un passage des prophètes rapporte à cet égard une scène édifiante. Alors que le prophète Elie s’apprête à voir passer devant lui la Présence Divine, les éléments naturels se déchainent. Une tempête se met à souffler, un feu s’embrase devant lui, le tonnerre gronde, mais Elie affirme à chaque fois que « l’Eternel ne se trouve ni dans la tempête, ni dans le feu, ni dans le bruit sourd du tonnerre », puis une brise souffle légèrement devant lui dans un subtil murmure, le prophète se voile le visage, et alors il assiste au passage de la Présence Divine qu’il attendait (Rois, 19.11-12).
Le monde ne connait plus la prophétie, mais l’Eternel n’a jamais cessé de s’adresser aux hommes. Mais, à force de parler, il est possible qu’ils ne parviennent plus à entendre le subtil murmure de la parole divine.
Le confinement auquel le monde a été réduit durant plusieurs semaines a contraint l’humanité, et notamment le peuple juif, à se séparer de ses lieux de sociabilisation habituels. Le vacarme des rues s’est arrêté, le monde s’est subitement tu. Les rues des plus grandes métropoles étaient désertes en pleine journée.
Tout se passe comme si l’homme était invité à ré-écouter des voix qu’il n’entendait plus toujours bien jusque-là. Il ré-entend la voix de sa femme, la voix de ses enfants, sa voix intérieure, et bien-sûr la voix de la Providence Divine.
Le silence auquel le monde a été réduit était éloquent. Et si ce n’était pas suffisamment clair, chacun peut désormais le visualiser sur les masques qui habillent les visages de chaque individu.
Il serait fort imprudent de penser pouvoir donner une leçon universelle à tirer de ces évènements. Ce serait encore rajouter du « bruit » ou des « paroles » inutiles là où la pudeur exige le silence.
Chacun, dans son for intérieur, a probablement une intuition du message qui lui est adressé. Chacun a probablement perçu durant cette période des réalités qui lui échappaient, et trouvé une force qui lui faisait jusque-là défaut pour prendre de nouvelles résolutions.
Chacun a sans aucun doute mesuré le trésor que représentent les relations familiales, sociales ou encore d’amitié qui animent notre quotidien et dont nous ne mesurons pas toujours la pleine valeur.
Enfin, certains ont probablement transformé le sentiment de vulnérabilité de l’homme en une ferme volonté de servir l’Eternel encore mieux et de se placer sous Ses ailes protectrices.
Ces traversées du désert laissent une empreinte indélébile dans l’âme de l’homme. Elles lui rappellent qu’au-delà des mots pointe toujours le « murmure subtil », silencieux, de la parole divine qui l’accompagne au quotidien et qui ne l’abandonne jamais.
Cette mémoire, l’homme la partage avec le Maître du monde qui n’oublie jamais la fidélité de son peuple, dans les épreuves comme dans les moments de joie : "Va proclamer aux oreilles de Jérusalem ce qui suit : Ainsi parle l'Eternel: je te garde le souvenir de l'affection de ta jeunesse, de ton amour au temps de tes fiançailles, quand tu me suivais dans le désert, dans une région inculte. » (Jérémie, 2.2)
Puisse L’Eternel apporter la refoua shelema à tous les malades.