« Ce qui est fait est fait ». Vous connaissez certainement cette expression… Elle résume plus ou moins le proverbe anglais « On ne va quand même pas pleurer pour du lait renversé ». En d’autres termes, le passé, c’est du passé et tous les regrets du genre « J’aurais dû… », « On aurait pu… », « Si seulement les choses s’étaient déroulées autrement… » sont stériles.
Dans ce cas, pourquoi devons-nous continuer à nous lamenter – chaque année – sur la destruction du Beth Hamikdach ? Pourquoi nos Sages attachent-ils une telle importance au deuil de Jérusalem ? La Guémara[1] affirme même que « Quiconque pleure la destruction de Jérusalem méritera de se réjouir lors de sa reconstruction et quiconque ne s’endeuille pas ne sera pas digne de se réjouir. »
Par ailleurs, le Choul’han 'Aroukh[2] statue qu’il convient à celui qui craint D.ieu, de s’affliger et d’être tourmenté par la destruction du Temple. Le ’Hidouché Harim pose alors la question suivante. Et qu’en est-il de celui qui ne craint pas D.ieu ? Quelle est la Halakha, en ce qui le concerne ? Il répond qu’une telle personne devrait s’affliger et être tourmentée par sa propre destruction. L’histoire suivante illustre bien cette idée. Le troisième jour de la Guerre des Six Jours (en 1967), les soldats israéliens entrèrent enfin dans la vieille ville de Jérusalem et arrivèrent au Kotel Hamaaravi. Autant les jeunes soldats que les plus âgés pleurèrent avec vive émotion devant le Mur. Deux soldats se tenaient en retrait. Ils n’étaient pas du tout religieux et ne comprenaient pas le sens de ces larmes. Ils regardèrent autour d’eux, dépités et soudain, l’un d’eux éclata en sanglots. Son ami, d’autant plus surpris lui demanda pourquoi il pleurait et il répondit : « Je pleure, parce que je ne sais pas sur quoi il faudrait pleurer… »
Pour revenir à notre problématique de départ… Quel bien peut découler de ce chagrin sur le passé ?
Le Rama[3] rapporte un dialogue entre le prophète Yirmiahou et le célèbre philosophe Platon. Cette conversation nous aidera à comprendre le sens de notre deuil sur le Beth Hamikdach.
Platon, accompagna Névoukhadnetsar jusqu'à Jérusalem. Après la destruction du Beth Hamikdach, il se rendit sur le mont du Temple. C’est alors qu’il vit Yirmiahou qui pleurait amèrement à cause du ’Hourban. Platon posa deux questions à Yirmiahou.
- Pourquoi toi, grand Sage juif, déplores-tu un simple tas de décombres ?
- Le mont du Temple est déjà en ruine. À quoi bon s’en chagriner et comment sied-il à un ’Hakham de pleurer sur le passé ?
Yirmiahou répondit à sa question par une question (« à la juive ! »). « Tu as certainement, durant ta carrière de philosophe, rencontré des concepts insolubles, des questions philosophiques qui sont restées sans réponses, n’est-ce pas ?
- Bien sûr, répondit Platon. Et je crains que personne au monde ne soit capable de résoudre ces difficultés.
- Pose-les-moi donc et j’y répondrai.
Platon accepta. Yirmiahou élucida toutes ses questions avec une étonnante facilité, à la grande stupéfaction du philosophe, qui se demanda même s’il avait affaire à un être humain.
- Est-il possible d’être à ce point empli de sagesse ?
- Sache que toute cette sagesse provient de ce "tas de décombres", déclara alors Yirmiahou. Et concernant ta deuxième question, poursuivit-il, à savoir "Comment sied-il à un sage homme de déplorer le passé ?", je ne pourrai pas y répondre, car tu ne saisirais même pas ma réponse ! »
Le Alter de Kelm explique que la réponse à la deuxième question est très simple. Nous ne pleurons pas sur le passé, mais sur l’avenir. Car les Portes des larmes (Chaaré Démaot) ne sont jamais closes. Ces larmes nous octroieront le mérite de voir la construction du Beth Hamikdach, Bimhéra Béyaménou – rapidement, de nos jours. Mais cela, aucun non-juif ne peut le comprendre, pas même le plus grand philosophe, conclut le Alter de Kelm.
Nos Sages affirment que le souvenir du défunt s’estompe et ce dernier est oublié par ses proches au bout de douze mois. Le fait que nous pleurions encore le Beth Hamikdach près de deux mille ans après sa destruction est la preuve la plus flagrante que nous sommes réellement focalisés sur le futur, sur la vie que l’on mènera à l’ère messianique. S’endeuiller sur le Beth Hamikdach est notre façon d’exprimer notre espoir, notre aspiration au retour de la Présence divine. C’est notre façon de dire : « Nous avons besoin du Beth Hamikdach, nous avons besoin de la Chékhina, nous avons besoin des Korbanot… Sans tout cela, nous sommes perdus ! »
Nous disons, dans la Téfila : « Baroukh Ata Hachem Boné Yérouchalaïm – Béni sois-Tu, Hachem, Qui construit Jérusalem » — au présent. Hachem construit le Beth Hamikdach, en ce moment même, à cet instant précis. Chaque larme versée cimente les briques du troisième Beth Hamikdach, chaque larme consolide cet édifice, à propos duquel ’Hazal disent qu’il descendra du Ciel, tout prêt, déjà construit.
Alors, certes, nous ne pleurons pas pour une tasse de lait renversé. Disons plutôt que nous la remplissons à nouveau, par nos larmes…
[1]Taanit 30b.
[2]Ora’h ‘Haïm, chapitre 1.
[3]Séfer ToratHa’ola.