La semaine dernière, je me suis retrouvée en rendez-vous avec le patron de l’une des plus grandes compagnies industrielles israéliennes. Alors que nous discutions dans son impressionnant bureau aux murs tapissés et aux sièges en cuir, je remarquais que son téléphone ne cessait de sonner. Au bout de plusieurs tentatives, il s’est excusé et a répondu. A l’autre bout du fil, sa fille, avec qui il échangea quelques mots sur les vacances au ski desquelles la famille venait de revenir. « Très sympathique, vous avez dû bien profiter… », ai-je réagi alors qu’il raccrochait, tout sourire.
La conversation s’est ensuite portée sur les vacances familiales et la famille en général. Evidemment, nos deux modes de vie très différents étaient au centre de la discussion. Il m’a demandé combien j’avais d’enfants, puis s’est étonné : « Mais comment faites-vous pour subvenir à leurs besoins ? Il est évident que vous ne pourrez jamais, avec de tels revenus, offrir à vos enfants ce que moi et ma femme sommes en mesure de procurer à nos trois enfants », a-t-il affirmé avec assurance, avant de se lancer dans un long plaidoyer sur la nécessité absolue de posséder des moyens financiers très conséquents avant de mettre des enfants au monde. « Un parent doit avoir de l’argent pour prodiguer à ses enfants tout ce dont ils ont besoin et en faire des personnes équilibrées », a-t-il tranché.
L’occasion était trop belle. « Qui a dit que le fait de pouvoir ou non offrir à ses enfants des vacances au ski fait de nous des bons parents ?, ai-je réagi. Je suis persuadée que mes enfants gardent de nos vacances familiales – une excursion de deux jours dans le Golan – des souvenirs pas moins heureux et palpitants que ceux dont les parents ont dépensé des sommes folles en hôtels et sports nautiques ». Puis, nous avons évoqué des questions que je qualifierais de « questions à 1 million d’Euros » : qu’est-ce qui est considéré comme des « moyens suffisants pour pouvoir élever des enfants » ? Des activités extrascolaires coûteuses sont-elles indispensables pour l’équilibre mental d’un enfant ? Seuls les enfants qui ne partagent pas leur chambre avec un autre frère sont-ils heureux ?
Avec un entêtement spectaculaire, il a continué à essayer de me convaincre qu’en dessous d’un certain seuil, duquel seule une certaine élite peut espérer s’approcher, il ne viendrait à l’esprit d’aucun adulte responsable de mettre au monde des enfants. « Donc, selon vous, seuls les habitants de Savyon [NDT : l’équivalent de Neuilly, en France] sont aptes à avoir des enfants ? », ai-je demandé, l’air ironique. Comprenant le ridicule d’une telle théorie, il s’est lentement ouvert à mes arguments. Certes, expliquai-je, élever des enfants induit un coût financier, mais personne ne dit qu’il se doit d’être élevé. Nous le constatons chaque jour, il existe des familles aux revenus limités dont les enfants sont heureux, intelligents, équilibrés, et même forcent l’admiration !
Au bout du compte, j’ignore si je suis parvenue à convaincre mon interlocuteur. Il s’agissait d’idées un peu trop révolutionnaires pour un homme qui avait bâti sa vie et celle de sa famille sur l’acquisition de biens matériels. Sur le chemin du retour, j’avais quant à moi la tête pleine de pensées. De souvenirs d’enfance qui refaisaient soudain surface…
Mes parents ont quitté les Etats-Unis pour Israël dans les années 70 par pur idéal. Ils étaient pétris d’ambition et de foi, mais ils découvrirent bien vite que ces deux denrées ne leur permettaient toutefois pas de payer les factures en fin de mois, ici en Israël. L’argent qu’ils avaient investi dans la petite affaire qu’ils avaient montée s’était rapidement évaporé et ils durent remonter la pente, avec 14 enfants à nourrir, Bli ‘Ayin Hara’. Ce ne fut pas facile, mais, avec le temps, ils y parvinrent. Et, bien que nous partagions notre chambre avec trois ou quatre autres frères et sœurs, tous les enfants de la famille sont devenus des gens équilibrés, heureux, et impliqués dans la société.
Mon père était amoureux de la terre d’Israël. Il nous prenait pour de grandes virées au travers des chemins et des collines de Judée-Samarie et de la Galilée, en répétant à qui voulait bien l’entendre qu’aucune terre ne pouvait se comparer à la terre d’Israël, « et croyez-en mon expérience de globe-trotteur ! », ajoutait-il inlassablement. Tous ces souvenirs émanant d’une enfance heureuse, en dépit des conditions matérielles relativement limitées, restent gravés en moi pour toujours.
C’est vrai, il y a des jours où je sens l’inquiétude quant à l’état de nos finances me submerger. Il arrive que ma grande me demande : « Maman, quand est-ce que tu m’achètes des nouvelles lunettes ? J’en ai assez de cette monture datant de l’époque grégorienne ! », ou que mon fils me rappelle que je lui avais promis de lui payer des cours de guitare et que ses baskets vont bientôt rendre l’âme. Je les envoie raconter tout cela à leur père…
Mais, d’une manière ou d’une autre, tout finit par s’arranger. Mon fils a économisé de l’argent pour ses cours de guitare, j’ai trouvé la paire de baskets dont il rêvait en soldes, et, pour les lunettes, ma foi, je ne me rappelle plus exactement comment, mais j’ai fini par les lui acheter.
Mais là n’est pas l’essentiel. Car, à côté de ces biens matériels, je pense que nous parvenons aussi et surtout à leur prodiguer de la joie, des valeurs, et de l’amour sans limites. Et pour le reste ? Ce dont on ne peut pas se passer, nous parvenons grâce à D.ieu à nous le procurer. Quant à ce qui n’est pas indispensable, nous nous en passons sans problème.
C’est l’éternelle question qui revient sans cesse : un enfant qui voit tous ses désirs servis sur un plateau d’argent est-il plus heureux que celui qui reçoit le nécessaire mais sait l’apprécier à sa juste valeur ? Un enfant qui partage sa chambre avec ses deux frères, ne mange jamais un paquet de chips seul, et aide sa petite sœur à faire ses devoirs est-il plus malheureux et frustré que celui qui part régulièrement en vacances au ski et apprend le piano ?
Je viens de fermer mon ordinateur, épuisée après la rédaction de cet article. J’ai profité de l’heure qu’il me restait encore avant le retour des enfants de l’école pour aller acheter un billet de Loto au kiosque du coin. Qui sait, peut-être mon prochain post parlera-t-il du bonheur d’élever des enfants dans l’opulence et de la nécessité absolue de leur payer des cours de tennis… ?
Sarah Fakhter