« Nous ne sommes plus compatibles ! » Voilà ce que ma petite-fille m’a annoncé ce matin lors de sa visite hebdomadaire. À vrai dire, je n’étais pas plus étonnée que ça, j’avais deviné qu’il y avait un malaise depuis un moment, les années m’ont appris à deviner les larmes qui se cachent derrière les sourires, à déceler la tristesse qui se cache derrière les rires. Je me suis alors approchée d’elle, je l’ai enlacée d’une étreinte longue et pleine d’espoir, une étreinte qui lui disait « rien n’est fini, crois-moi », puis, une fois qu’elle était apaisée et que son cœur pouvait m’écouter, je lui ai livré mon secret de 55 années de mariage avec son grand-père. « Ma chérie, ma toute douce, crois-tu que certains couples soient entièrement compatibles, crois-tu qu’il existe une perfection en matière d’amour ? L’amour n’est jamais parfait, les amoureux ne sont jamais compatibles, et c’est ce qui fait que l’aventure est tellement merveilleuse et gratifiante. Ton grand-père et moi vivons ensemble depuis 55 ans et je peux te dire que ça fait 55 ans que je me rends compte jour après jour de notre incompatibilité. J’adore parler, il déteste ça, il est solitaire, j’adore les invités, il aime prendre son temps, je suis toujours pressée… Crois-moi, on aurait dû se quitter il y a 55 ans, mais au lieu de ça, j’ai décidé de moins parler, de moins inviter, de moins courir, et lui, parallèlement, a décidé de plus parler, d’apprécier les invités, et de se presser un peu plus. Nous n’étions pas compatibles, mais nous avons travaillé, et je pèse mes mots, c’est un travail, pour devenir complémentaires, toujours dans le respect d’autrui. »
Combien de fois entendons-nous cette phrase de désespoir « nous ne sommes plus compatibles » ? Combien de fois assistons-nous à l’éclat d’un couple en mille morceaux à cause de cette phrase ?
L’incompatibilité signifie que les deux pièces du puzzle ne s’emboîtent plus, ça ne fonctionne plus. Dans ce cas, il y a deux options, faire en sorte que la partie A s’adapte à la partie B, on taille, on coupe ce qui dépasse, ou faire exactement les mêmes gestes, mais dans l’autre sens, pour que la partie B s’adapte à la partie A. On a tendance à vouloir que la personne en face s’adapte à nous, il est plus facile de voir les défauts de l’autre, car ils sont devant nous tout le temps, alors que, pour s’introspecter, on doit faire un effort de baisser sa tête, de se mettre devant un miroir, ça demande plus de démarches.
Et pourtant, là est la clé d’un mariage qui dure : ne cherchez pas à changer l’autre, préférez plutôt vous changer vous-même.
Rav Zamir Cohen rapporte une histoire, elle-même rapportée par le ‘Hozé de Loublin. « Une fois, alors que je me baladais en forêt, j’ai rencontré un bûcheron qui construisait une cabane avec des planches de bois qu’il venait de couper. Les planches avaient évidemment chacune une forme différente, avec des bosses et des crevasses. Je pensais qu’il allait toutes les aplanir pour faire de sa construction quelque chose de stable et joli, mais, en fait, non. À chaque bosse, il adaptait la planche d’à côté afin que cette « bosse » rentre dans un creux qu’il avait façonné exprès. Cette construction « adaptée » faite de bosses et de creux où les planches s’enchevêtrent les unes aux autres, serait bien plus solide qu’une construction basique et aplanie où les planches auraient simplement été posées les unes à côté des autres. »
Le bûcheron a su tirer parti de chaque particularité qui pouvait sembler être un inconvénient aux yeux de personnes inexpérimentées. Il a adapté la planche d’à côté à la particularité de la première planche, laquelle n’a pas eu à se changer, car la planche d’en face l’a tolérée comme elle était. Et à l’issue d’un tel travail d’ajustement et d’adaptation, tout le monde y gagne, car la construction finale en sort solidifiée.
Il est bien plus facile de se défaire d’une personne qui se trouve simplement à mes côtés, que d’une personne pour laquelle je n’ai pas hésité à me changer pour m’adapter à elle, et surtout pour former un « tout » uniforme.
L’amour n’est pas de vouloir tout aplanir pour paraître parfait. L’amour est d’être conscient des forces et des faiblesses de son conjoint et de savoir combler le trou là où il y a un manque et se faire plus petit lorsqu’il y a un excès de matière en face. Le véritable amour est d’être entremêlés et non posés l’un à côté de l’autre sans vraie connexion.
Il ne faut pas hésiter à changer ses plans et ses désirs pour donner vie aux plans et aux désirs personnels de l’autre. Ce n’est pas s’effacer, mais, au contraire, faire preuve de force et de détermination à rendre son couple heureux et épanoui.
Malheureusement, les couples qui arrivent à la conclusion de ne plus être compatibles, après des dizaines d’années de mariage, sont des couples qui focalisent sur le creux ou la bosse, ils ne regardent même plus la planche et la cabane dans son entité, ils ne regardent même plus la construction qui a été faite et qui leur a permis d’être à l’abri durant toutes ces années, ils ne regardent plus les épreuves qui ont été surmontées grâce à cet amas de bois, ils n’arrivent plus à détacher leurs yeux et leurs pensées de cette bosse ou ce creux.
La nature humaine veut que nous cherchions toujours à changer l’autre, à parfaire notre conjoint, à améliorer son voisin… L’autre est la cause de notre malheur, mais dans ce cas de figure, le bonheur est impossible à atteindre, car changer l’autre demande du temps et des moyens dont nous ne disposons généralement pas. C’est une mission compliquée qui vous fera piquer des crises et verser des larmes, car le résultat ne dépend pas uniquement de vous, et surtout, une fois une bosse aplanie, vos yeux ne verront que les bosses, elles vont tout d’un coup pousser comme des champignons et ainsi votre image du bonheur s’éloignera au fur et à mesure que les bosses pousseront.
Par contre, décider de se changer soi-même est la solution, car le travail peut être fait à votre rythme, avec vos qualités et vos défauts, vos capacités et votre tolérance. En changeant votre façon de voir les choses et en appréciant chaque bosse et chaque creux pour ce qu’il apporte, vous vivrez instantanément une vie de bonheur et vous remercierez Hachem pour cette vie « imparfaite », ce partenaire truffé « d’inconvénients », ce partenaire auquel vous vous êtes adaptée, pour lequel vous avez dû travailler et vous investir, ce partenaire qui n’est ni plus ni moins VOTRE partenaire, et que, tout compte fait, compatibilité ou non, vous n’échangeriez pour rien au monde.