Deuxième jour à Cuba ! Benjamin et moi prévoyons aujourd'hui d’aller nous promener sur les côtes de l'Île un peu en retrait pour profiter tous les deux. Avant de partir, nous prenons un bon petit déjeuner au restaurant de l’hôtel.
Et voici que Benjamin, dont l'appétit est très ouvert du fait du décalage horaire (pour nous, il est l’équivalent de deux heures de l’après-midi), passe une commande copieuse :
“Une paella au poisson por favor, mais sans fruits de mer surtout”, dit-il dans un espagnol approximatif.
“Si Senior.”
Quelques dizaines de minutes plus tard, le plat arrive : très copieux effectivement !
“Mmmh… c’est délicieux, dit-il la bouche pleine. Tu veux goûter Emma ?”
“Non merci, c’est gentil.”
“C’est très bon, on dirait qu’ils ont mis des champignons aussi. Je vais leur demander ce qui donne ce goût aussi fumé.”
“Senora, qu’avez-vous mis dans ce plat qui donne un goût si parfumé ?”
“Puisque vous ne vouliez pas de fruits de mer, nous avons rajouté des lardons fumés pour donner plus de goût…”
“Des quoi ??? Beurk ! Quelle infamie ! Je n’ai jamais mangé de porc de toute ma vie ! Vous vous rendez compte de l’erreur que vous avez faites ?”
“Disculpame Senior, excusez-moi Monsieur”, dit la serveuse en tournant les pieds et en repartant en cuisine.
J’avais trop de peine pour Benjamin : le pauvre, il est parti aux toilettes en essayant de se faire vomir… Décidément, ces vacances étaient pleines de (mauvaises) surprises !
C’est vrai qu’on ne peut jamais être sûr de ce qui nous est servi à l’hôtel… Je n’avais jamais réalisé cela jusqu’à il y a quelques mois. J’avais voulu inviter ‘Hanna au restaurant : je lui ai proposé le Pizza-Hut juste en bas de chez elle, pour lui faciliter les choses. Je me souviens de la réaction surprenante qu’elle a eue, et de la conversation qui en a suivi.
“Mais enfin Emma, on ne peut pas manger à la pizzeria non-Cachère !”
“Comment ça ? Où est le problème ? C’est de la pâte avec de la farine et de l’eau, des tomates et du fromage ! Il n’y a pas d’ingrédients non-Cachères dans une pizza…”
“Ça, tu ne peux jamais vraiment le savoir, peut-être que le plateau de la pizza a été graissée avec de l’huile de porc, peut-être qu’il y a des enzymes provenant d'animaux non-Cachères dans le fromage, le cuisinier manipulent sûrement tous les ingrédients avec les mêmes gants, et puis, surtout, toutes les pizzas sont cuites ensemble, c’est-à-dire celle de ton voisin avec du saucisson et la tienne se collent dans le four et cuisent ensemble… C’est pour ça qu’il faut toujours veiller à manger dans des endroits Cachères, autrement dit avec un surveillant de Cacheroute qui vérifie la provenance des ingrédients pour être sûr que tout est parfaitement Cachère.”
Lorsque Benjamin revient des toilettes, il est un peu verdâtre et surtout de très mauvaise humeur. J’avais vraiment de la peine pour lui. Pour le réconforter un peu, je lui fis part de ma conversation avec ‘Hanna, il y a quelques mois, qui m’avait expliqué que ce genre d’épisode pouvait arriver dans n’importe quel endroit non-Cachère. Cette fois-ci, nous avions eu la chance de nous en rendre compte, mais qui dit que cela ne nous est jamais arrivé auparavant sans que nous le sachions ?
Il me répondit la chose suivante : “Tout ce que tu dis est logique. Si on veut vraiment manger Cachère, alors il faut aller au bout de ce principe. Mais, en même temps, je ne suis pas prêt à changer toutes mes habitudes : cela voudrait dire qu’on ne partirait en vacances que dans des clubs Cachères, qu’on mettrait une croix sur beaucoup de restaurants qu’on adore, et surtout que je vais devoir imposer à mes clients et mes collègues que les déjeuners d’affaire ne se dérouleront qu’au falafel du coin… ça me parait trop difficile…”
“Je comprends, c’est vrai que cela complique un peu la vie. Je ne suis pas sûre non plus d’être prête pour de tels changements…”
Je lui dis ça pour le rassurer, mais, en vérité, cet épisode ne faisait que me confirmer quelque chose qui me trainait dans la tête depuis ma conversation avec ‘Hanna : à chaque fois que je mangeais un repas dans un restaurant non-Cachère, je m’imaginais tout un tas de choses que le restaurateur aurait pu mettre dedans… et ça créait un certain malaise chez moi. D’ailleurs, quand il m’avait proposé ces vacances à Cuba, j’avais été plus qu’hésitante, mais je n’avais pas voulu le décevoir… J’aurais aimé que Benjamin soit sur la même longueur d’onde, mais, visiblement, il n’était pas encore prêt…
“Au fait Benjamin, ce soir c’est Chabbath ! Tu te souviens que nous avions prévu d’aller visiter la synagogue de Cuba ? J’ai trop hâte !”
“Moi aussi, allons profiter un peu de notre journée et tâchons de rentrer tôt pour pouvoir faire rentrer Chabbath à l’heure et nous mettre en marche vers la synagogue.”
Ainsi, après une journée de soleil et de promenades, nous voilà de retour dans la chambre d’hôtel pour nous préparer. Après avoir allumé les bougies de Chabbath avec joie et émotion, nous nous mettons en route pour la synagogue de la Havane.
L’accueil ne fut pas moins chaleureux que notre synagogue à Paris. En revanche, la moyenne d’âge était de... 80 ans. Malgré tout, les personnes âgées chantaient de façon très douce et très mélodieuse. Comme il est émouvant de voir que les chants sont les mêmes : les psaumes du Roi David, Lékha Dodi, le Chéma’ Israël… Bien que cette communauté soit coupée de tout contact avec le reste des juifs depuis 50 ans, les rites restent les mêmes.
Après cette magnifique prière, alors que nous nous mettions en route pour notre hôtel, voici qu’un monsieur de la communauté s’approche de nous et nous dit dans un français teinté d’un fort accent espagnol :
“Qui êtes-vous ?”
“Nous sommes de jeunes juifs Français venus de Paris pour visiter Cuba.”
“Des jeunes jouifs de Parisse ! Quel plaisirrr ! Enchanté ! Je suis Senior Perez ! Voudriez-vous venirrr dîner chez nous ? Ma femme prrrépare un très bon couscousss.”
Benjamin et moi nous regardons, et, avec un grand sourire, décidons d’accepter cette touchante invitation.
Arrivée dans leur humble demeure, je faisais connaissance avec la femme de M. Perez. Une femme habillée de façon très élégante, avec un beau chapeau feutré : elle me rappelait ‘Hanna. “Bienvenido, je parle aussi le français. Nous sommes honorés de vous recevoir chez nous !”.
Après le Kiddouch et après s’être régalé avec les délicieuses ‘Hallot que Mme Perez avait préparées, nous faisions connaissance.
“Comment êtes-vous venus vivre à Cuba ?”
“Personne ne vient vivre à Cuba : on né ici et on meurt ici. Nous avons l’interdiction de sortir du pays depuis plus de 50 ans. Nos parents étaient venus pendant la Seconde Guerre Mondiale. Cuba était le seul pays à avoir ouvert ses frontières aux juifs. Puis, quelle ironie du sort, juste après la seconde guerre mondiale, après s’être rendu compte qu’ils avaient échappé à l’horreur nazie, voici que, tout d’un coup, Cuba fermaient ses frontières et refuse le droit de sortir… Cela fait 3 générations que nous sommes bloqués ici. Nous ne nous plaignons pas Baroukh Hachem, c’est ainsi que D.ieu a décidé les choses, mais nous ne sommes libres de rien faire. Je travaille dur en tant que médecin; mais je gagne autant que le ramasseur de poubelle. Ici, tout est rationné et tout le monde est à la même enseigne… Ce qui nous attriste le plus, c'est qu'il est très mal vu de pratiquer la religion juive; et d'ailleurs, il n'y a pas d'école juive ni même une épicerie Cachère...
Malgré tout, nous sommes fiers d’être juifs, et, malgré toutes les difficultés, nous perpétuons les traditions de génération en génération. Ici, je fais office de président de la communauté, de rabbin, je pratique les circoncisions, et je prête de l’argent aux juifs qui en ont besoin. Nous ne sommes pas bien riches, mais si on peut aider, nous le faisons avec plaisir…”
Wouaw… De prime abord, ils nous avaient parus tellement simples et là, tout d'un coup, ils étaient devenus à nos yeux comme des héros. Je pense que nous ne nous étions jamais rendus compte de la chance que nous avions de circuler librement, de profiter des bénédictions matérielles, et surtout de pouvoir pratiquer notre judaïsme librement… Merci mon D.ieu. Merci Senior Perez de nous ouvrir les yeux sur la chance que nous avons.
Cependant, nous n’étions pas au bout de nos surprises.
A ce moment-là, Benjamin voulut détendre un peu l’atmosphère et parler d’un sujet plus sympathique : “A part ça, que nous conseillez-vous de visiter sur l’Île ? Et surtout quels restaurants nous recommandez-vous ?”
“J’aimerais bien vous aider, mais nous n’avons jamais été au restaurant”, répondit-il avec un large sourire.
“Ah bon ? Comment cela se fait-il ? La loi interdit également aux citadins d’aller au restaurant ?”
“Non, ce n’est pas la loi du pays qui nous l’interdit, mais la loi d’Hachem : il n’y a pas de restaurant Cachère à Cuba, comment voulez-vous que l’on fasse ?”
“Vous… Vous voulez dire que vous n’avez jamais été au restaurant de toute votre vie ?”
“Non, mais on ne s’en porte pas plus mal, ne vous en faites pas pour nous ! D’ailleurs, c’est même plus que ça : ici, il n’y a pas d’épicerie Cachère, donc ma femme et moi confectionnons beaucoup de denrées alimentaires à la maison : le jus de raisin que l’on a bu, l’huile d’olive, le concentré de tomates, la mayonnaise, et même certaines épices... Bref, tout ce qui se trouve à notre table ce soir ! Et même le fromage, je le fabrique ! Qui sait ce qu’ils mettent dans leur fromage ici ? Peut-être de la présure d’animal ou je ne sais quoi !”
Nous avions les larmes aux yeux devant tous les efforts que M. et Mme Perez faisaient pour respecter la Cacheroute… Ils confectionnent eux-mêmes des choses basiques que nous avons la chance de trouver à l'épicerie Cachère tout près de chez nous. Ils avaient aussi renoncé à aller au restaurant toute leur vie sans même se plaindre. Tandis que nous, nous étions dérangés bêtement par le désagrément de manger avec des collègues dans un restaurant Cachère, ou de renoncer à quelques endroits un peu branchés…
Je pense qu’ils ne se doutaient pas de la magnifique leçon qu’ils nous donnaient ce soir-là...
Lorsque nous nous mettions en route pour notre hôtel, Benjamin et moi restions silencieux. Pas besoin de parler… Il nous a suffit seulement d’un regard pour nous mettre d’accord : si des personnes simples comme M. et Mme Perez étaient prêtes à de tels sacrifices pour la Cacheroute, c’était bien que c’était quelque chose de primordiale dans la vie des juifs, auquel il ne fallait renoncer à aucun prix.
Et ce fut là la plus belle leçon de nos vacances.