Sur la route des vacances, qui nous menait presque toujours en Italie, avec « mon père, ma mère, mon frère » comme dans la chanson, nous faisions escale avec la Peugeot 504 familiale à Pise.
Photo Agfa devant la célèbre tour, on montait avec maman les 250 marches en colimaçon, et on regardait la Toscane de haut, belle comme le fond des tableaux de Raphaël.
De tant de beauté, associée au bonheur des grandes vacances, le bien et le beau restèrent définitivement associés dans mon imaginaire. Mais ça, c’est une autre histoire…
Une vieille pierre pas comme les autres
La Tour de Pise est un campanile, c'est-à-dire qu’elle abrite les cloches de l’édifice religieux qui a été construit à côté.
Mais cette tour de marbre, construite au 12ème siècle, possède un défaut comme tout le monde le sait. Gratte-ciel et Twins Towers - qu’elles reposent en paix -, du haut de leurs 110 étages, et de leurs 526 mètres, surplombant fièrement nos capitales, parfaites et aseptisées, ne sont jamais arrivés à sa popularité. La Tour de Pise, 10 fois plus petite, avec 55 mètres sur la pointe des pieds, et ses 14 000 tonnes de marbre blanc, nous donne une leçon grandiose : un défaut, ça attire ! Car en moyenne 5 millions de touristes par an viennent voir cet édifice rare et bizarre qui penche et ne sombre pas, miracle architectural s’élevant sur la Piazza dei Miracoli, si bien nommée…
Alors quel est le bug de la Tour la plus célèbre du monde, et qu’est ce qui a provoqué son inclinaison surprenante, dont les touristes ne cessent de se moquer, avec des poses abracadabrantes ?
Deux théories sont avancées, qui se complètent : la première serait que tout simplement, il y aurait eu erreur dans les savants calculs de construction de l’époque, ce qui provoqua l’affaissement progressif du bâtiment. Ou alors, seconde théorie, que le terrain meuble, de sable, de limon et plus profondément d’eau de cette région d’Italie, s’avère propice à l’enfoncement de l’édifice.
Disons la vérité, si elle ne penchait pas, elle n’aurait intéressé personne, car il y a bien plus belle et plus majestueuse qu’elle.
Encore une observation intéressante : une fois à l’intérieur, impossible de se rendre compte de son défaut. Comme ces êtres qui lorsqu’on les observe de dehors sont défaillants, mais qui offrent de l’intérieur une si belle âme, qu’on en oublie immédiatement leur aspect insolite.
Et enfin, citons sa particularité la plus spectaculaire : sa fragilité fait sa force. Elle a tenu bon à quatre grands tremblements de terre, et il semble que de façon incroyable, le marbre dont elle est principalement constituée, édifié sur ce sol toscan d’une souplesse inattendue, résorbe les chocs et atténue les risques de vibration tellurique. Elle ne bronche pas, elle est résiliente la Tour, et reste de pierre devant les visiteurs qui affluent comme devant les secousses sismiques. Comme c’est étrange : ces mêmes éléments qui l’ont rendue fragile et presque mouvante, sont ceux-là mêmes qui la préservent des incidents de parcours. Les matériaux dont elle est faite, le terrain sur lequel elle a été construite, ensemble, disent les spécialistes, ont créé une conjoncture favorable à son étanchéité aux coups.
Vous me voyez venir…
La Tour de Pise comme « Machal », métaphore à notre condition humaine. Là où la perfection se serait effondrée, ne tenant pas les accidents de terrain, la faille, elle, tient bon, grâce ou à cause de la subtile combinaison d’éléments à priori contraires et handicapants.
Quelle leçon !
C’est pas moi, c’est eux…
Notre premier élan devant nos défaillances et défauts est naturellement de trouver des coupables : le sol qui m’a porté était défectueux. Trop mou, trop dur, trop poreux, trop sec. Puis, le matériel dont je suis fait, lui non plus n’est pas terrible : trop fragile, trop impulsif, trop étanche, trop perméable.
Tout d’abord, sachons que si l’on ose percer à jour et braquer une lampe de poche sur les replis les plus secrets de notre intériorité, nous découvrirons enfin de quoi nous sommes faits : marbre blanc, onyx, pierre poreuse ou calcaire… Tous les matériaux sont légitimes. Les connaître est important pour se diriger dans la vie et faire les choix adaptés à notre personne. Et le public viendra, attiré par cette bâtisse - nous en l’occurrence -, s’étonnant de sa robustesse, derrière une apparente vulnérabilité, n’étant ni la plus somptueuse, ni la plus impressionnante, mais ayant le mérite d'être franche.
Puis, notre terre, humus duquel on a absorbé eau et sels minéraux, (et parfois aussi certains oxydes…), est un terrain d’observation fantastique. Pas pour condamner, culpabiliser, et en conséquence se déresponsabiliser, non ! Mais à nouveau pour mieux comprendre !
Une fois que notre matériel, ce de quoi nous sommes faits est clair, et le terrain qui nous a fait pousser également, on comprendra souvent mieux pourquoi notre édifice penche. (Pas de panique ! Il penche en général chez tout le monde). Et celui qui veut s’évertuer à accuser les architectes, les fondateurs, les géniteurs, perd son temps. Ainsi une femme intelligente disait : au lieu de chercher à accuser nos parents de tous nos malheurs, du « matériel défectueux dont ils nous ont dotés », « du sol inculte qui fut notre lot », sans parler des « innombrables erreurs de construction intervenues en chemin », il faut comprendre que notre élan vital, appelé “Néchama” en hébreu, littéralement « âme », a été choisie selon des Desseins parfaits, pour se glisser dans ce corps, le nôtre, qui verra le jour dans cette famille, avec ces parents spécifiques, cette histoire, et ces difficultés propres. C’est compressés dans ces matériaux, et uniquement dans ceux-ci, que nous sommes invités à édifier notre vie. Tout ce déroulement est cousu main sur nous et pour nous. Pas d’erreur possible.
Gratte-ciel en solitaire
Les édifices les plus intéressants, les plus résistants, les plus charmants, les plus attirants, sont ceux insolites, qui acceptent leur singularité.
Pauvres tours que celles qui ne disent rien, ne laissent rien échapper, fières et silencieuses, de fer, de plexiglas et d’aluminium, parfaites, rigides, et si… ennuyeuses.
Benito Mussolini, le Duce, voulait absolument redresser la Tour de Pise. Cet édifice bancal était un affront à la gloire nationale pour le dictateur qui ne pouvait concevoir que des verticales à l’équerre. Combien significatif que les tyrans ne puissent souffrir l’imperfection !
Les architectes qui se sont « penchés » sur le cas de la Tour de Pise, ont successivement essayé, au 12 et 13ème siècles de la redresser, et comprenant que c’était peine perdue, ils ont trouvé une feinte, en compensant légèrement son déhanchement - comme on le ferait avec des semelles orthopédiques -, par un ajout de pierre à chaque étage, du côté de l’inclinaison de la bâtisse. Mais ce n’est qu’un trompe-l'œil à l'italienne.
En 1990, le site a été fermé aux visiteurs pour commencer des travaux de restauration. On a creusé et retiré quelques dizaines de centimètres cubes du sol, en-dessous de la partie surélevée de la Tour, pour rééquilibrer le monument, comme à une vieille dame à laquelle on présenterait un tabouret pour ses deux jambes fatiguées.
Et depuis, croyez-moi ou pas, mais la Tour de Pise se corrige spontanément, de quelques millimètres par an, sans que personne n’intervienne plus : les dernières mesures le prouvent et les scientifiques restent sans voix…
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Rien ne put lui faire entendre raison pendant des siècles, et soudain, quand on la laisse tranquille, quand on la laisse être elle-même, toute de pierre et de marbre, elle obéit soudain à sa voix intérieure, et à la surprise de tous les savants, elle se redresse toute seule, un peu, mais assez pour qu’on s’en rende compte.
Qui aurait cru qu’une Tour qui penche, apparemment étrange et peu sûre d’elle, à Pise, en Toscane, nous enseignerait comment gérer nos propres failles !
“Les choses ont leur secret, les choses ont leur légende, et les choses murmurent si nous savons entendre” disait si joliment la poétesse…
Il suffit parfois seulement de tendre l’oreille pour percevoir ce qu'elles ont à nous dire.