Paul Grüninger, né en 1891 à Saint-Gall – un des 23 cantons de la Confédération Helvétique –, est suisse depuis des générations : c'est-à-dire qu’il a grandi avec l’amour de l’ordre, des choses bien faites, d’une certaine droiture, l’aversion du mensonge et l’obéissance innée aux ordres de ses chefs. Nos Sages nous enseignent que chaque pays est influencé par une entité spirituelle qui va modeler le caractère de ses habitants. Sorte de ministre céleste – « Sar » en hébreu –, chacune des nations a le sien.
L’Helvétie, avec ses jardins à l’équerre, ses panoramas de papier glacé où lacs et montagnes s’embrassent à l’horizon, son calme – certains diront sa lenteur –, sa ponctualité, son approche méthodique des choses, sa neutralité et par là même, sa volonté d’éviter les conflits, vous conditionne à l’obéissance. Et il va être très difficile pour celui qui est né de ses entrailles, qui a bu de son biberon, de sortir de cette cage dorée et hermétique.
« La barque est pleine »
Paul Grüninger, après avoir été enseignant, quitte classe d’école et tableau noir, se reconvertit pour entrer dans la police à 30 ans. Et très bien lui en a pris. Il grade vite et commande bientôt la police de son canton. Marié et père de famille, grand amateur (et joueur) de football, c’est un petit bourgeois jovial qui s’assure une bonne retraite, un travail honorable et pas trop bousculé : la police dans la paisible capitale de la broderie helvétique n’est pas submergée par les appels. Lieutenant Grüninger a acquis ce à quoi tout suisse aspire : sécurité et respectabilité.
Mais la guerre surgit et l’Histoire bascule. Certains hommes, que rien à priori ne préparait à l’excellence, vont alors se surpasser et entrer dans la postérité.
En 1938, des milliers de réfugiés juifs fuient l’Autriche qui vient d’être annexée par l’Allemagne nazie, lors de l’Anschluss. Le Conseil Fédéral – instance gouvernementale suisse siégeant à Berne – se dépêche d’envoyer des ordres à son consul en Autriche exigeant de n’émettre des visas d’entrée en Suisse que contre un certificat d'« aryanité », excluant ainsi sur-le-champ les réfugiés juifs. Berne utilise ce stratagème pour leur fermer ses frontières alors que les malheureux cherchent une issue de secours.
Grüninger se trouve à ce moment au poste-clé et à l’endroit stratégique du drame : en effet Saint-Gall est frontalière avec l’Autriche. Effaré par les scènes de refoulement vers l’inconnu de cette foule hagarde qui espère tant entrer sur le stable territoire suisse, il sort de son bureau pour parler avec ces familles et comprend l’étendue de la tragédie humaine qui se déroule devant lui.
Il n’écrit pas de « journal » et on ne sait pas combien de temps il lui aura fallu pour prendre sa décision. Une minute ? Un jour ?
L'Éternité en un instant
En tous les cas, très vite, il tranche et choisit son camp. Avec le sang-froid que lui insuffle sa détermination, il va transgresser les ordres de Berne les uns après les autres. Faisant avec zèle, le contraire absolu de ce que les autorités fédérales lui ordonnent, il falsifie les papiers en changeant les dates, pour faire croire que ces gens ont reçu la permission d’entrer en Suisse bien avant que le couperet de Berne ne soit tombé. Il prend lui-même des réfugiés dans sa voiture de service pour leur faire traverser la frontière évitant ainsi qu’on ne les inquiète ; il leur débrouille des faux papiers ou des permis de séjour, alors que ce n’est pas de son ressort ; il empêche quotidiennement des expulsions et envoie à des habitants du Reich des autorisations d’entrer en Suisse : cela seulement pour l’administratif. Mais il va s’occuper aussi de leur trouver un abri décent, des repas, qu’ils aient chaud et soient rassasiés, bref, il devra mettre en place un réseau clandestin et sûr qui puisse couvrir ses « agissements coupables ». Le fonctionnaire dévoué qui donnait des contraventions et appliquait consciencieusement la loi, devient le plus génial faussaire et « combinateur » que St-Gall – et toute l’Helvétie – ait jamais connu.
La Gestapo va découvrir le pot aux roses du lieutenant Grüninger suite à la dénonciation d’un subalterne et Berne va immédiatement le démettre de ses fonctions. Condamné en décembre 1940 à une amende pour violation du devoir de fonction et falsification de documents officiels, il sera ruiné sur le plan financier mais pas seulement. Son nom aussi sera sali : la police politique le diffamera en faisant courir le bruit qu'il était un partisan du national-socialisme. Paul ne retrouva jamais un emploi stable, vécut de « petits boulots » et fut contraint de renoncer à sa retraite. Il décédera en 1972 dans le dénuement. Quelques mois avant sa mort, en 1971, il recevra une médaille de remerciement de Yad Vashem, mais il faudra attendre décembre 1995 pour que le tribunal de district de Saint-Gall revoie son procès. Plus de cinquante ans après la fin du régime national-socialiste, et 23 ans après son décès, Paul Grüninger fut acquitté sur la base des documents et témoignages de ceux qu’il avait sauvés. Les autorités suisses en le réhabilitant ont -tacitement et tardivement - avoué que les directives antisémites du gouvernement suisse d'alors étaient criminelles.
Abus d’autorité… pour le bien
On évalue à 3600 personnes le nombre de Juifs qui, grâce à lui, entrèrent en terrain neutre et échappèrent à la déportation.
Pour comprendre la grandeur d’un homme, et mesurer à quel point ses actes sont « extra-ordinaires », c'est-à-dire sortent de la norme, il faut prendre en compte le contexte historique, géographique et idéologique dans lequel il a grandi. C’est seulement ainsi que l’on peut saisir combien l’écorce des habitudes, la mentalité ambiante, les pressions professionnelles furent épaisses, et ce qu’il dut faire pour s’en extraire.
Mais laissons le dernier mot à cet homme simple et immense, qui jamais ne regretta ses actes, même s’il en paya le prix fort :
« … je suis fier d'avoir sauvé la vie de centaines de personnes opprimées. J'ai effectivement abusé de mon autorité en connaissance de cause et falsifié des documents et des certificats de mes propres mains à de nombreuses reprises mais je l’ai fait uniquement pour permettre à des personnes persécutées d’entrer dans le pays. La question de mon propre bien-être, mesurée à l’aune du destin de ces milliers de personnes, était tellement insignifiante et négligeable que je n'y ai même pas pensé. »
Le petit policier de St-Gall, l’obéissant serviteur d’État, est l’exemple pour nous tous, Juifs et non-Juifs, de quelqu’un qui sut, à un moment crucial de l’Histoire, quitter « sa patrie », « la maison de son père », pour entrer dans une autre dimension : celle de l’universalité des Justes.
Paul Grüninger nous interpelle tous, car il faut parfois, pour mériter le titre d’« Homme », sortir de la détermination de son destin, outrepasser les frontières rassurantes des paysages de notre enfance, et affirmer sa vérité intime.
Que son souvenir soit bénédiction et que son âme repose en paix.