Admettons-le sans complexes : la plupart d’entre nous sommes friands de paraboles et de petites histoires, qui ont le pouvoir de nous rendre plus réceptifs aux enseignements de la morale. Pourquoi cela ?
De fait, de tous temps, les maguidim les plus populaires étaient des orateurs capables d’illustrer leurs propos par des récits et autres métaphores. D’ailleurs, on retrouve cette affinité déjà à l’époque talmudique, puisque Rabbi Méïr avait composé pas moins de trois cents paraboles mettant en scène un renard, souvent face à un loup. Pourquoi cet engouement pour ce type de récit ?
Dans son introduction à la paracha de Vayakhel, Rabbénou Bé’hayé offre une analyse du livre de Michlé, lequel véhicule de grandes leçons de morales par le biais d’images métaphoriques. Au gré de cette analyse, ce maître revient sur les principes élémentaires de la nature humaine.
Dualité humaine
L’être humain, nous le savons, est composé d’une difficile alliance entre matériel et spirituel – un corps et une âme. Comment s’exprime cette dualité concrètement ? Par l’opposition farouche confrontant notre « nature » – c'est-à-dire nos sens et nos pulsions primaires – à notre intellect, creuset de la suprématie humaine. Nous avons souvent le sentiment que ces deux aspects de notre personne sont complémentaires : ce que l’intellect ne peut combler, les sens y pourvoiront. Mais selon notre tradition, cette approche est erronée. Les sens doivent être dominés et orientés par l’intellect, faute de quoi l’homme courra droit à sa perte.
Or, dans toutes nos démarches, pour chaque geste que nous faisons et chaque décision que nous prenons, il convient de se demander : est-ce l’intellect qui nous dicte d’agir ainsi, ou bien l’instinct ? Certes, il n’est guère évident de distinguer les choses que nous faisons, mus par la raison, de celles suggérées par nos sens ; une telle autoanalyse requerrait une objectivité difficilement accessible. Cependant, Rabbénou Bé’hayé emploie à ce sujet des termes sans équivoque : « La nature rechigne à partir à la recherche de la nourriture et de la boisson, de vêtements et d’une maison, bien qu’il s’agisse de besoins élémentaires (…) La nature aspire aussi au vol, à l’extorsion et aux ruses, qui semblent être à ses yeux agréables (…)
La nature recherche les réjouissances, les plaisirs lascifs et les divertissements… » Autrement dit, même dans nos activités les plus sommaires – comme pourvoir à nos besoins les plus élémentaires –, la nature et les sens nous intiment la voie de la facilité, dont la raison ne parvient à nous écarter que par la contrainte.
Et cela n’a rien d’excessif. Essayons de nous représenter nous-mêmes, tels que nous serions si la raison cessait de nous guider. Imaginons-nous en n’ayant, pour seule motivation, que les besoins immédiats ressentis par l’instinct. Il ne fait aucun doute que nous répugnerions à nous lever le matin pour aller au travail, bien que nous ayons parfaitement conscience des difficultés que notre absence suscitera. Le garde-manger est vide ? Rien ne nous inciterait à prendre la peine d’aller nous approvisionner, et lorsque la faim deviendrait trop vive, nous nous jetterions sur la première « proie » qui s’offrirait à nos griffes.
Autrement dit, si nous anticipons sur l’avenir et évoluons de manière sensée, c’est parce que nous sommes « raison-nables », parce que la raison nous dicte de ne pas attendre que la bise soit venue pour partir à la recherche de notre gagne-pain. Mais dans l’hypothèse que nous nous laissions aller à nos « désirs » les plus primaires, il ne fait aucun doute que seule la faim ou le froid nous tirerait du lit.
Ces exemples illustrent la dualité profonde qui nous habite : si nous faisons passer le nécessaire avant l’agréable, c’est parce que nous « comprenons » – c'est-à-dire qu’une raison intime nous dicte – que telle est la voie à suivre. Lorsque nous avons besoin d’argent, pourquoi ne piochons-nous pas tout simplement dans la poche d’autrui ? Parce que la raison nous le dicte, elle-même motivée soit par la crainte de se faire prendre, soit par un sentiment de dignité qui nous retient de descendre si bas, soit – chose beaucoup plus rare – parce que nous comprenons qu’il s’agit d’un mal fondamental. Mais quoi qu’il en soit, la raison est bien à l’origine de cette décision. Renonçons-y un seul instant, nous serons des bêtes enragées s’arrachant un bout de viande.
Proverbes et métaphores
En conclusion, seul l’intellect fait de nous des êtres humains. Il est notre seul atout pour nous démarquer des autres êtres de la création. Malheureusement, nous avons plutôt tendance à lui couper la parole dès lors que nos besoins élémentaires sont comblés. Lorsqu’il est question de poursuivre cette démarche un tant soit peu au-delà de ces besoins vitaux, en nous efforçant d’être également raisonnables dans le domaine éthique et moral, les sens reprennent souvent le dessus ; nous savons que chaque minute de notre vie est comptée, que notre quête spirituelle exige des efforts continuels et que si « ce n’est pas aujourd’hui, quand cela sera ? » Mais là s’arrête la domination de notre intellect.
Or, il faut bien prendre conscience du fait que si l’échelle diffère, le principe reste le même : lorsque l’intellect ne domine pas, ce sont les sens les plus primaires qui prennent le pas sur notre vie. Céder à la tentation d’une faute ou renoncer à une mitsva sont – toutes proportions gardées – des actes aussi pulsionnels que ne pas faire les démarches nécessaires pour couvrir nos besoins élémentaires, car dans ces instants, nous empêchons notre raison de s’exprimer. Et à chaque fois que nous choisissons la facilité, que nous faisons taire notre intelligence pour satisfaire une tension pulsionnelle, nous renonçons un peu plus à notre identité d’ « être humain ».
Or, on ne peut nier que la réalité ne correspond guère à cette exigence. Nous sommes en effet capables de comprendre de nombreux enseignements, mais ceux-ci ne nous émeuvent guère. Souvent, nous entendons et comprenons convenablement une leçon, mais paradoxalement, celle-ci n’a aucune influence sur notre attitude. Et de fait, qui peut se targuer de ne carburer qu’à l’intellect ? Les sens interfèrent tant dans notre réalité, qu’ils nous empêchent de nous imprégner en profondeur de ce que l’intellect perçoit.
C’est là qu’intervient le principe du « machal », le récit allégorique. Pour qu’une idée ou une leçon s’adressent également aux sens, il est nécessaire de l’intérioriser par une application concrète. En traduisant un concept à l’aide de faits tangibles, la nature parvient à en saisir le bien-fondé et à en accepter le message.